Quand sonne l’heure de vérité

Fallait-il s’étonner des  premiers résultats enregistrés par les Législatives du 6 octobre ? Après le séisme du 15 septembre provoqué par le premier tour de la Présidentielle, le scrutin pour l’élection des 217 députés de la future Assemblée des représentants du peuple a consacré la fragmentation du paysage politique national et la victoire  à la Pyrrhus d’Ennahdha, censé diriger avec son alter ego « Etilaf el Karama »,  le  prochain gouvernement.
Manifestement, ces élections, largement boudées par le corps électoral, viennent brouiller toutes les  cartes, annoncer la déliquescence de Nidaa Tounes, grand vainqueur des élections de 2014,  et du Front populaire, et l’entrée en lice de nouveaux acteurs qui influenceront la vie politique au cours des cinq prochaines années.
Elles reflètent un message sibyllin qui exige de déchiffrer les motifs qui ont conduit environ 60% des électeurs à manquer ce rendez-vous électoral, de comprendre les raisons profondes qui sont à l’origine de la montée en puissance de jeunes formations ayant convaincu un autre électorat qui a sanctionné les partis traditionnels et les figures politiques à l’origine du mal-vivre des Tunisiens et de leurs inextricables difficultés.
Dans tous les cas de figure, ces élections ont, à nouveau, brouillé les cartes, la donne politique dans un pays qui risque de connaître une longue et pénible période d’instabilité politique et sociale. L’émiettement du paysage politique, tant redouté, a fini par devenir une réalité avec laquelle il va falloir, pour tous les acteurs en présence, savoir composer. Une nouvelle réalité qui consacre la désaffection des Tunisiens des partis traditionnels qui, en huit ans, ont provoqué une casse incommensurable et une déception irréparable. Une nouvelle réalité qui risque d’être difficile pour le pays et pour les Tunisiens et ses effets pourraient être également ravageurs.
Au-delà de l’effet surprenant des résultats, des enseignements qu’il faut tirer de ce scrutin atypique  et de la grande débandade des partis centristes qui ont payé le prix fort de leur incohérence et leur désunion, la question qui va se poser avec insistance se réfère au rôle qui sera imparti au futur parlement, à cinq formations qui ont réalisé les meilleurs scores. Il s’agit en l’occurrence de Qalb Tounes, Tahya Tounes, le Mouvement Echaâb, le Parti destourien libre et Attayar démocratique. Peuvent-ils se réunir autour d’une même plateforme, joueront-ils l’opposition et résisteront-ils à la tentation du pouvoir et aux avances d’Ennahdha ?
L’autre question, non moins lancinante, se réfère à la marge de manœuvre dont disposera le  mouvement Ennahdha. Pourrait-il refaire  le même  coup de 2014 et entraîner dans son sillage, outre la coalition qui lui est inconditionnelle  d’Itilaf el Karama, d’autres partis et coalitions qui se contenteront des miettes qui leur seront laissées et de portefeuilles ministériels de second ordre ?
Enfin, la dernière question concerne la capacité du parti islamiste qui ne détient que  20% des sièges, de former un gouvernement homogène, représentatif  et à même de réunir  la confiance d’au moins 109 élus. Avec qui Ennahdha pourrait conclure une coalition qui sera nécessairement formée d’au moins cinq partis ? Quels partis accepteront la main tendue du parti islamiste ?
Dans quelle mesure il sera possible  d’éviter que la  mosaïque de représentation parlementaire  ne se traduise en blocage politique ? Quelle sera la voie de sortie de crise ? Si l’on se résout à former un gouvernement de sauvetage ou d’union nationale et de compétences, il lui sera possible de conduire les réformes et de répondre aux attentes des Tunisiens et de leurs aspirations les plus urgentes. A contrario, si l’on cède à la logique du partage du gâteau  et à l’implacable loi partisane, le pays courra des risques certains. Il sera dans l’impossibilité de conduire le changement tant annoncé et surtout de donner une suite à des promesses parfois fantaisistes  et irréalistes.
Ce qui inquiète le plus, c’est qu’avec l’épilogue des Législatives et l’arrivée du 2e tour de la Présidentielle,  l’on s’aperçoit  non sans impuissance, que pendant  plus de 2 mois, la Tunisie a été abandonnée par ceux-là mêmes qui la gouvernent. Engagés dans un marathon électoral, responsables politiques, ministres essentiellement,  ont déserté leurs bureaux, laissé  tous les dossiers, même les plus chauds dans les tiroirs, sans sourciller ni accorder la moindre attention à des affaires qui n’attendent pas. Ils parlent de la continuité de l’Etat, mais ont tout fait pour  le  desservir. Pour plus de la moitié des membres du gouvernement, ce qui comptait le plus, c’était de rester dans la course, de s’assurer une présence dans le paysage politique en gestation, de ne rien lâcher. Le pouvoir envoûte, ensorcelle, mais en même temps, il aveugle. A un moment crucial de l’année où dans tous les pays du monde on s’affaire pour mettre les dernières touches aux budgets du prochain exercice, à la définition des grandes orientations de la prochaine loi de finances, nos ministres ont préféré vaquer à leurs affaires, penser à leur avenir politique, s’engager corps et âme dans une bataille électorale longue et indécise. Ils ont de ce fait failli à leur mission, à leurs engagements envers la nation. Parce qu’avec le rétrécissement des délais, l’on va se contenter d’un projet de budget et de loi de finances pour 2020 improvisés et ne répondant que fortuitement aux priorités d’un pays qui, malgré les petites améliorations enregistrées ces derniers temps, demeure exposé à de fortes pressions et à de grands défis.
Dans tous les cas de figure, tous ceux qui ont préféré se servir que servir, n’ont pas tiré les enseignements, les bons enseignements des scrutins successifs et surtout du verdict d’un corps électoral désabusé, et qui a perdu toute confiance en une classe politique n’ayant cessé de le trahir et de rendre ses attentes et ses rêves impossibles, irréalisables.

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