Par Chérif Ferjani
Il y a plus d'un mois, dans un article publié dans Réalités
(n°1437 du 11 au 17 juillet 2013), j'ai exprimé ma crainte de voir l’armée égyptienne profiter des risques de la guerre civile et du chaos dans lequel le pouvoir islamiste a précipité le pays pour retourner aux affaires. Dans le même article je me suis demandé si Ennahda allait tirer les leçons de la fuite en avant suicidaire des Frères musulmans dans la « patrie mère » de l’islam politique pour éviter à la Tunisie une confrontation qui risque de compromettre le devenir de la transition et de ses aspirations démocratiques et sociales.
Malheureusement, ce que je craignais pour l’Égypte a fini par arriver. Profitant de l’entêtement des Frères musulmans et de l’exaspération de secteurs de plus en plus larges de la société devant leurs exactions, l’armée a commis l’irréparable par son intervention sanglante contre les sit-in des places de Rab'a 'Adawiyya et d'Ennahda au Caire. Cette intervention s’est soldée par des dizaines de morts, des centaines de blessés et par une escalade de violence et de haine, qui embrase tout le pays, faisant tous les jours de nouvelles victimes des deux côtés et même parmi la population qui ne prend part à l’affrontement. Sous le règne de Morsi, comme dans la plupart des pays où l’islam politique a accédé au pouvoir, une prolifération des armes a multiplié les risques d’une guerre civile meurtrière. L’armée et les forces de sécurité, mais aussi des civils animés par la haine contre les islamistes et disposant d’armes de guerre, tirent sur les manifestants islamistes. Ceux-ci, de leur côté, continuent à organiser des manifestations qu’ils disent « pacifiques » en faisant usage de véritables armes de guerre contre l’armée et les postes de police, mais aussi contre des populations qu’ils jugent complices du Général Sissi et de son pouvoir. Les voix de celles et ceux qui condamnent le retour de l’armée au pouvoir, tout autant que la fuite en avant des islamistes dont la politique a précipité le pays dans cette situation, se perdent dans le bruit des armes. Les démocrates et les défenseurs des droits humains ne peuvent que dénoncer la violence et les massacres commis par l’armée et les forces de sécurité contre les manifestants islamistes, même si les actions de ces derniers étaient loin d’être pacifiques et malgré la responsabilité du gouvernement islamiste dans l’évolution qui a conduit à cet engrenage de violence et de haine. La démocratie ne peut pas être défendue par une violence sanguinaire et par la violation des droits humains.
L’Égypte pourra-t-elle sortir rapidement de cet engrenage de haine et de violence avant de sombrer dans une véritable guerre civile comme celle qu’a connue l’Algérie dans les années 1990 et que connait la Syrie aujourd’hui ?
Espérons-le pour le peuple égyptien comme pour l’ensemble des peuples de la région, et en particulier pour la Tunisie dont les islamistes au pouvoir ne semblent pas avoir compris les leçons de l’expérience égyptienne. En effet, les dirigeants d’Ennahda, au lieu d’entendre l’appel de la société civile, de l’opposition et d’une partie de leurs alliés qui ont fini par comprendre le danger de la confrontation recherchée par les faucons d'Ennahda et les groupes violents qu'ils manipulent et protègent, persistent dans leur entêtement suicidaire pour eux-mêmes et pour le pays. Leur conseil de consultation qui s’est tenu les 17 et 18 août 2013 s’est terminé par une déclaration surréaliste : Malgré l’impasse politique que vit le pays depuis l’assassinat du constituant Mohamed Brahmi, six mois après celui de Chokri Belaïd, et en dépit de la suspension des travaux de l’ANC dont le Président a fini par comprendre qu’il n’y a aucune sortie de la crise avec le gouvernement dominé par ses alliés d’Ennahda, la déclaration n’a tenu compte ni de la faillite économique à laquelle ils ont conduit le pays, ni des appels répétés des grandes organisations nationales regroupées autour des propositions de l’UGTT soutenues par des centaines de milliers de manifestants à travers tout le pays, ni des alertes des institutions internationales et des puissances étrangères.
Sortir de l’autisme
Les dirigeants d’Ennahda semblent vouloir aller jusqu’au bout de leur attitude suicidaire en dénonçant les « putschistes » et les « anarchistes » qui remettent en cause « la légitimité des urnes » ! Ils oublient que ce sont eux qui ont transgressé cette légitimité en s’arrogeant des prérogatives pour lesquelles ils n’étaient pas mandatés et en se maintenant au pouvoir au-delà du délai prévu pour la rédaction de la constitution et de l’organisation de nouvelles élections. Ils font tout pour éviter une sanction démocratique de leurs échecs. Ils semblent vouloir, pour cela, entrainer le pays dans une confrontation qui sera coûteuse sur tous les plans. Sinon, comment comprendre les propos du Président du conseil de la Choura d'Ennahda et de Noureddine Bhiri déclarant à l’issue de leur Conseil de la choura : « Notre choix est le maintien du gouvernement, tout en l’élargissant à ceux qui acceptent d’y participer sur la base de la poursuite du processus démocratique», malgré le consensus national et international qui se dessine contre cette option ? Soit, ils veulent vraiment mener le pays à un affrontement suicidaire ; soit, ils veulent tester la résistance de l'opposition et de la société civile en bombant le torse avant de se dégonfler ! Dans un cas comme dans l’autre, ils jouent avec le feu. Leur discours ne peut que favoriser la multiplication des provocations concrétisant les menaces proférées par leurs milices de bandits recyclés dans la violence politique à l’encontre du sit-in du Bardo et des autres sit-in à travers le pays.
Quoi qu’il en soit, il ne faut ni se laisser impressionner ni tomber dans la provocation. Tout en se préparant à la confrontation que les dirigeants d’Ennahda semblent vouloir imposer au pays, et dont ils seront les premiers perdants, il faut garder à la mobilisation son caractère civil et pacifique. L'armée et les forces de l'ordre ne doivent intervenir que pour assurer la protection de la sécurité des citoyens et du pays dans le respect de la loi et des droits humains.
La rencontre à Paris entre Béji Caïd Essebsi et Rachid Ghannouchi qui se serait déroulée dans un climat de franchise, celles qui l’avaient précédée entre le chef d’Ennahda et les responsables de l’UGTT et de l’UTICA qui n’ont rien donné, et celles qui ont commencé au lendemain du Conseil de la Choura d’Ennahda, sont-elles le signe d’un assoupissement de la position d’Ennahda et d’une volonté de sortir de l’entêtement et du louvoiement qui ont caractérisé son attitude jusqu’ici ? Malgré « l’optimisme prudent » affiché après la rencontre qui a réuni Ghannouchi et Mekki avec la direction de l’UGTT le 19 août 2013, tout reste suspendu à ce qui sortira des rencontres prévues cette semaine et à l’acceptation ou non par Ennahda de dissoudre le gouvernement de Laarayed et d’adhérer, comme doit le faire l’opposition, à la plate-forme proposée par l'UGTT, l'UTICA et les autres expressions de la société civile : la dissolution du gouvernement de Laarayedh et de toutes les milices impliquées dans la violence politique, l’installation d’un gouvernement de compétences présidé par une personnalité indépendante et dont les membres ne pourront pas se présenter aux prochaines élections, la révision des nominations partisanes à tous les niveaux de l’administration, l’achèvement des tâches de l’ANC avant le 23 octobre 2013 afin d’organiser rapidement les élections qui doteront le pays d’institutions concrétisant les aspirations démocratiques qui ont porté la Révolution.
Tant qu’Ennahda ne s’est pas fermement engagé à accepter cette plate-forme en annonçant, comme preuve de sa bonne foi, la dissolution du gouvernement de Laarayedh, le Front de Salut National doit rester vigilant et poursuivre la résistance pacifique en l'élargissant à l'ensemble du pays et à d'autres courants politiques pour isoler davantage les faucons d’Ennahda. Il doit faire échec aux manœuvres de ces derniers qui visent principalement la division des rangs de l’opposition et l’affaiblissement de l’UGTT.
Ennahda, ses alliés et les autres composantes du champ politique doivent comprendre que c’est là le seul moyen d’éviter une confrontation qui n’est pas dans l’intérêt du pays ! C’est la leçon que tout le monde doit tirer de l’expérience égyptienne.
C.F.