L’échange lointain, fut-il arabe ou romain, n’a jamais cessé de conforter la mise en relation des civilisations. Mais depuis le siècle avant-dernier, l’accélération de la mondialisation maximalise l’uniformisation des référents culturels et des modèles d’action. Ainsi, en dépit de son aspiration à revivifier je ne sais quelle spécificité passée, le djihadiste recourt aux moyens de guerre les plus actualisés. Le même téléphone portable sonne à Tunis, Tokyo ou Bamako. Cependant, la mutation des jeux d’enfants depuis l’invention et la généralisation des engins électroniques illustre l’implosion des novations. Elles colportent, à la fois, nombre d’avantages et de multiples inconvénients.
De nos jours, la dénonciation de l’addiction aux jeux vidéos attire l’attention sur la modification des rapports construits entre la nature et la culture. Vers dix ans, les enfants de tous les temps auraient à narrer leur monde censuré ou ignoré. À cet âge, hélas, l’inaptitude à bien gribouiller un parchemin en guise d’archive léguée au futur ne laisse aucune trace. Longtemps après, les adultes obnubilés par l’actualité palabrent, écrivent et pensent tout comme si le temps de leur enfance n’exista jamais.
Très chrétienne, l’idée selon laquelle «le moi est haïssable» achève de vouer une tranche de vie au pavillon de l’oubli. Avec ce maillon manquant de l’histoire, les générations ultérieures ne pourront accéder au conservatoire confié aux jeunes mémoires.
Haro sur la console de jeux
Après les années Sadiki, Mohamed Mehrzi, surveillant général au Lycée Carnot, m’inflige un avertissement pour une drôle de raison : « maltraite l’arbre du Lycée ». Tour à tour, les gars de la Troïka lançaient un canif sur le tronc de l’eucalyptus, paraît-il martyrisé selon le gardien de la discipline codifiée. Au plan symbolique, ce corps-à-corps avec l’arbre blessé découvre la forêt des passe-temps si différents de loisirs agresseurs des yeux et perpétués durant des heures en position assise devant la console de jeux. En ces temps moins casaniers où l’espace vert jouxtait la médina, le fait main supplantait l’achat au magasin.
L’après-midi, à la sortie de «la petite Sadiki» (Essadkia Esghira) et au lieu de rejoindre le bercail par obéissance aux injonctions des parents, la bande filait à l’anglaise pour aller au Taoufik recueillir de la glaise. De cette argile, nos mains agiles ouvrageaient des boulettes exposées au séchage avant leur coloriage. Vert, bleu, blanc, rouge et noir égayaient nos jeux de billes du matin au soir.
Une fois, irrité par l’addiction au jeu de billes, peu propice à l’exécution de mes devoirs, mon père, à caractère pas du tout sévère, vide mes poches et jette mon précieux butin par la fenêtre ouverte.
Aujourd’hui encore, j’entends leur tintamarre. Je m’étais senti à la fois triste et soulagé de ma dépendance congédiée. Toujours au lieu-dit Taoufik, les moineaux (asfour stah) affectionnaient un grand arbre dressé dans un recoin isolé.
L’émigration du savoir-faire
Leur gazouillis animait le silence du feuillage immense. Là, très vite, l’espace de quelques secondes, nos pièges surprenaient les volatiles descendus en guirlande. L’appât, un bout de pain, exhibait, seul, sa visibilité, sinon l’oiseau, futé, fuyait la moindre portion de métal encore décelable à travers la mince pellicule de sable. Si le piège coince un bout d’aile ou de queue, aisé à dégager par la bête affolée, il fallait vite courir sous peine de voir la proie déguerpir. Alors nous taraudait le désarroi.
Dans ces conditions où dure sans rupture la fréquentation intime de l’animal, du végétal, du sable, de l’air, du vent et de l’onde marine, recourir aux salles de musculation ou aux piscines moyennant redevance n’ajoute rien aux jeux de l’enfance. Ce procès figure parmi l’ample transformation. Car du silex taillé à l’intelligence artificielle, une part du savoir-faire corporel migre, peu à peu, vers l’outillage matériel tant l’outil prolonge la main.
Pour cette raison, l’invention du sport, gesticulation artificielle, intentionnelle et séparée de l’activité quotidienne, colmate une brèche ouverte par la ruée de l’humanité vers l’immobilité, mère de l’obésité. Par-delà son apport indéniable, incommensurable et fabuleux, l’ordinateur prononce un divorce avec les avantages de l’état sauvage.
À l’origine des billets doux
À l’âge mûr, cet univers des jeux pratiqués durant l’enfance aura une profonde incidence. Il introduit ses goûts au cœur des billets doux. Voici le genre d’écrits surgi des temps où la culture plongeait dans la nature : «seule ton agréable compagnie apprivoise mon côté solitaire et sauvage. À mon corps défendant je me sens partout de trop sauf parmi les arbres, les oiseaux et les poissons dans l’eau.»
L’enfermé dans son bureau ne saurait inventer pareil propos. Sur les rebords pentus des talus, nous savions reconnaître le repaire à entrée triangulaire.
Du scorpion à l’hélicoptère
Avec une tige d’avoine aménagée sous forme de nœud coulant, nous dégagions le scorpion aussitôt incarcéré dans la boite de tomates. Aux abords de nos dix ou quinze ans, tire-boulettes et trottinettes, elles aussi faites main, duraient une année au moins. Seuls deux roulements à billes acquis à Souk Enhass obligeaient les gavroches à fourrer la main dans la poche. Maintenant, avec le surplomb de la valeur d’usage par la valeur d’échange, les pères fortunés acquièrent, au prix fort, l’hélicoptère sophistiqué. Vendu ailleurs, le bijou téléguidé prend son envol admiré, tombe à terre et rejoint le cimetière des jouets brisés.
Au cas où elle abrège sa durée de vie, la marchandise accélère la circulation du capital, nerf du profit.
Pareil souci modifie le sens du mot «économie». D’un monde social à l’autre, l’ambiant mondial transfigure le profil personnel de manière parfois radicale. Ce jeune blotti encore au cœur des grands, peine à dialoguer avec celui de maintenant. Par-delà l’espace et le temps, l’enfant n’existe pas en tant qu’invariant. Bien d’autres différenciations peuvent sévir au même instant. Ainsi, l’initiation aux premiers jeux érotico-amoureux distingue les garçons scolarisés avec ou sans copine à leur côté. Le spectre du pays où la femme ne conduit pas ne sera jamais assez psychanalysé. N’en déplaise aux barbus, nouvelle espèce de poilus, le rejet de la mixité irrigue la pépinière où prolifèrent, sur fond de refoulement, les idéalistes mortifères et les misogynes pervers.
Par Khalil Zamiti