Que veulent les Destouriens ?

Avenue Mohamed V, mi-janvier 2011, l’imposant local du Rassemblement Constitutionnel démocratique, RCD, est attaqué par une foule en colère. L’un des symboles de l’ancien régime s’effondrait. Lors des manifestations précédant la chute, la population scandait, entre autres «À bat le parti destour !» (yaskout hezb eddestour). Ensuite, le RCD a été dissous par décision du tribunal et personne à cette époque n’imaginait un jour qu’un retour des personnalités les plus connues du parti ne serait possible. Personne, hormis quelques-uns de ses dirigeants pour qui cette sortie de scène constituait une injustice… Aujourd’hui, de nombreuses personnalités ont fait ou font leur retour et, loin d’être un retour timide, c’est un retour  presque triomphal. La porte du retour n’est d’ailleurs pas celle du RCD, mais plutôt du Destour, un héritage national de presqu’un siècle… En effet, certaines d’entre elles n’ont fait qu’un court chemin avec le parti de l’ancien régime et étaient là depuis bien avant 1987, d’autres, par contre, occupaient des postes clés jusqu’à la veille de la chute…

 

Que s’est-il passé depuis la mi-janvier 2011 ? Que peut apporter leur retour ? Quels sont les facteurs de ce retour ? Que veulent-ils ?  

 

Aux origines

Le 2 mars 1934 naissait le Néo Destour, fondé par l’ancien président Habib Bourguiba. Il émanait d’un mouvement de jeunes tunisiens dont l’objectif était de libérer la Tunisie de la colonisation française et a rassemblé de nombreux courants et plusieurs orientations dont le point commun était le patriotisme. Rebaptisé en 1964 en «Le Parti socialiste destourien» (PSD), il devint le parti unique en Tunisie jusqu’à 1981 et continua à être dirigé par Bourguiba, alors président de la République. En 1988 et suite au coup d’État de 1987, le PSD devient le Rassemblement constitutionnel démocratique, le RCD. 

Parti militant, ensuite parti unique et puis jusqu’à 1986 « majoritaire » avec la légalisation d’autres partis, les destouriens ont, malgré la dérive totalitaire, réalisé un projet de société moderne et progressiste. Nombre d’entre eux sont entrés en conflit avec l’ancien président pour avoir souhaité la démocratisation du système. Ensuite, au sein du RCD et même avec un népotisme de plus en plus ancré et une corruption rongeant le parti, beaucoup de personnalités ont vu leur adhésion gelée pour s’être opposé ou pour avoir critiqué l’ancien président Ben Ali.

Le parti fut certes une machine puissante, surtout durant les dernières décennies. Il enracinait le régime, organisait les élections et les campagnes de soutien et les bains de foule, participait à la vie associative, espionnait la population… Mais on ne peut en juger en bloc. La responsabilité individuelle est très importante. Ce ne seront pas les procès collectifs qui pourront trancher, autrement, une injustice face à un ancien adhérent dont les mains sont propres peut très bien être commise. Certes, tout individu ayant abusé de son pouvoir devrait en payer le prix, mais est-ce au juge ou à une loi d’exclusion générale d’en décider ? En attendant, les destouriens ne s’avouent pas vaincus, ni évincés… 

Le retour

On est en mesure de se demander avant de parler d’un retour en bonne et due forme si les destouriens, anciens militants du PSD ou membres du RCD, avaient vraiment disparu de la scène politique. 

Au lendemain de la Révolution et jusqu’aux élections du 23 octobre et la montée, surprise, d’Al Aridha Chaâbia, ils étaient forts présents dans les analyses politiques du Tunisien. On les accusait de tous les maux : incendies, attaques de postes de police, vols d’armes, magouilles politiques, politique de la terre brûlée, faire monter Al Aridha… On ne peut faire la part du vrai et du faux dans toutes ces théories, on ne peut trancher quant à leur responsabilité, mais on constate que le Tunisien refusait en quelque sorte de «laisser partir» le spectre de celui qu’il considère comme l’origine de la déchéance de ses conditions socioéconomiques et de sa frustration politique. 

Présents par ailleurs à l’ANC depuis les élections du 23 octobre au sein du parti Al Moubadara, on ne peut alors parler d’absence totale des destouriens de la scène politique. Des personnalités comme Kamel Morjane et Baji Caïd Essebsi se sont vite déclarées prêtes à continuer à servir leur pays et n’avoir aucune raison de se retirer. Néanmoins, il semblerait que la stratégie politique des quelques destouriens présents depuis plus de deux ans sur la scène ait plutôt été la position de la «non position». Jusque-là, ils ont travaillé dans le pragmatisme et la discrétion, loin de la polémique et des déclarations médiatiques pouvant faire des vagues. 

Une autre personnalité a toujours suscité l’intérêt : Hamed Karoui. On lui prête un rapprochement avec Ennahdha. Certaines interprétations vont jusqu’à lui prêter la mission de détruire le camp destourien. Cela reste du domaine de la spéculation. Mais, ayant un fils islamiste, l’ancien premier conseiller de Ben Ali, qui s’est vu évincer dans les années 90 avec l’ascension d’Abdelaziz Ben Dhia et de Kamel Ltaief, a déjà eu des soucis avec l’ancien régime à cause de l’appartenance de son fils à la mouvance islamiste. 

Mais la popularité de Hamed Karoui, comme leader politique, vient surtout du secteur du football. 

Avec lui, l’Étoile sportive du Sahel a remporté plusieurs titres et en Tunisie ce sport «peut tenir les gens en liesse». Aujourd’hui, des politiciens comme Slim Riahi suivent la même stratégie politique en ajoutant les médias au football… Aujourd’hui, il fait un réel retour en déclarant constituer un parti et de destouriens. Le conflit qui s’annonce est qu’il «puise» ses potentiels militants chez les autres partis destouriens. Cela dit, on ne peut trancher, malgré le rapprochement apparent, d’une éventuelle coalition entre Ennahdha et Hamed Karoui. 

Il est ainsi évident que le retour d’un grand nombre de destouriens ne se fait pas d’une façon homogène et en un seul clan ou parti. D’un côté, la naissance du parti Nidaa Tounes fondé par Béji Caïd Essebsi a été considéré comme le retour en force des destouriens. Or, et même si l’on compte parmi ses rangs de nombreuses personnalités et de nombreux leaders ayant appartenu au PSD et au RCD, Nidaa Tounes, n’est nullement le parti destourien par excellence puisqu’il compte également des non destouriens et qu’il se déclare comme étant un mouvement ouvert à tous. Notons ici que le Néo destour a été depuis sa naissance un mouvement plus qu’il n’a été un parti et qu’il avait aussi rassemblé des militants de toutes les écoles et nuances politiques, de la gauche à la droite en passant par le panarabisme. 

Aujourd’hui, outre le fait que Nidaa Tounes se déclare ouvert à tous, il est considéré comme le parti des leaders tunisois. Il est certes difficile en théorie de concevoir les choses ainsi, mais dans un pays comme le nôtre où régionalisme et clanisme sont ancrés, l’appartenance à une région influence fortement le choix du leader et du parti auquel on adhère. Au sein de Nidaa Tounes, on parle déjà de conflits entre les différents courants qui le constituent, notamment entre militants de gauche, syndicalistes et destouriens. 

Il existerait alors, selon le témoignage d’un militant dans un parti destourien sous couvert d’anonymat, un conflit entre destouriens sahéliens et sfaxiens qui, pour la première fois dans notre histoire «politico-régionaliste», travailleraient ensemble. Il semblerait également que c’est la création de Nidaa Tounes, parti des «Baldya» qui aurait suscité cette coalition. 

D’un autre côté, on a vu se réaliser le 1er septembre passé une fusion entre quatre partis destouriens : la Patrie libre, présidé par Mohamed Jegham, Al Moubadara, de Kamel Morjane, le Parti de l’Unité et de la Réforme, d’Ezzedine Bouafia et Zarkaa Al Yamama, de Taoufik Hamza. La fusion a donné naissance à «l’Initiative nationale destourienne». C’est le plus grand rassemblement de destouriens sur la scène politique actuelle. On peut alors parler d’un retour «dans les règles de l’art»… D’ailleurs, le front essaye aujourd’hui «d’attirer les destouriens de Nidaa Tounes.» 

Est-ce le phénix qui renaît de ses cendres ? Quel envol prendra-t-il et quels horizons compte-t-il «conquérir ?» 

Nous avons contacté deux des leaders de l’Initiative nationale destourienne : Messieurs Mohamed Jegham et Kamal Morjane. Éventuelles alliances, potentiel, objectifs… Entretiens. 

Mohamed Jegham 

Ministre du Tourisme et de l’artisanat en 1988, de l’Intérieur en 95,  ministre-directeur du cabinet présidentiel en 97 et ministre de la Défense nationale en 1999, il a intégré le gouvernement depuis l’ère Bourguiba et est par ailleurs tombé en disgrâce à l’époque de Ben Ali, connaissant une traversée du désert ayant duré dix ans. Il fut tout d’abord nommé ambassadeur à Rome, puis à Pékin en 2001, nomination qu’il considéra comme un exil. 

Ayant demandé à l’ancien président de fixer des limites à sa famille, Mohamed Jegham a ensuite «critiqué», devant témoins, les résultats des élections et leurs taux de 99%. Sa présence au sein du parti le RCD fut alors, depuis sa nomination à Rome, presque fictive, jusqu’aux élections de 2003 où il quitte définitivement le bureau.

«Suite au 14 janvier et à la dissolution du RCD, il fut regrettable que les destouriens se soient terrés et éloignés de la scène. J’ai pensé qu’il fallait rester présent, avoir le courage de reprendre les rênes, pas du pouvoir, car les choses ont changé, certes, mais il fallait rester dans la politique», explique-t-il.

Mohamed Jegham nous parle des sentiments d’injustice et de frustration ressentis au lendemain du 14 janvier et aux accusations à l’encontre des destouriens.  

«Après tout, les destouriens, qui sont au nombre de centaines de milliers ont réalisé une œuvre. Cette réalisation a commencé avant Bourguiba et englobe l’Indépendance, la place de la femme, le planning familial, les principes d’ouverture de Bourguiba. Toute cette œuvre pouvait se perdre petit à petit», souligne Mohamed Jegham avant de parler de « la famille destourienne» et de son rôle : 

«Il existe une grande famille. Les hommes et les femmes qui ont construit l’État devraient continuer à le faire et il serait dommage qu’ils ne soient pas là. Ce sont des bâtisseurs, ils savent construire. Ne pas profiter de leur expérience dans la construction de l’État serait une perte.»

Mais qui dit famille, dit cohésion, appartenance, alliances et éclatements… À cela, il répond : «la coalition n’a pas tout à fait réussi avec quelques petits partis destouriens. Néanmoins, il existe une tentative de coalition avec le parti de Hamed Karoui d’un côté et nous essayons d’attirer la partie destourienne de Nidâa Tounes. Il est probable que nous soyons ensemble sur les listes électorales.»

Il nous explique par ailleurs que «la différence entre Hamed Karoui et Béji Caîd Essebsi est que le premier se concentre sur le rassemblement des destouriens dans son parti, alors que Béji Caïd Essebsi se voit le leader de destouriens et de non destouriens. Et tant qu’il est là avec son charisme, il n’y aura pas de problème de cohérence, mais je ne sais ce qui va se passer. On est intéressé par la partie destourienne du Nidâa, ils sont venus nous voir et on pourrait être ensemble le moment venu, sur des listes communes par exemple.»

Les choses ne semblent pas être simples avec les non destouriens, puisque selon Mohamed Jegham, les choses sont beaucoup plus faciles avec Hamed Karoui qui ne compte avec lui que des destouriens. La cause en est que dans Nidâa Tounes il y a ceux qui «ne veulent pas apparaître au côté des destouriens». Et il insiste «J’espère que le moment venu nous serons tous ensemble, car l’esprit de  famille est là.» 

Concernant les éventuelles alliances et si oui ou non ils pourraient s’allier à Ennahdha, il nous répond «Je construis ma conception de la coalition sur le modèle de société beaucoup plus que sur l’appartenance à des régions. Il ne pourrait y avoir de coalition avec Ennahdha vu la divergence de nos projets sociaux. Quant au parti de Hamed Karoui, il y a certes eu des tentatives de rapprochement, mais cela n’a rien donné. Nous lui avons proposé la présidence du parti, mais des personnes lui ont conseillé de fonder un nouveau parti. 

Nous savons néanmoins qu’il est un homme sage et qu’il ne compte pas établir d’alliance avec Ennahdha, les pourparlers continuent avec lui. Au bout du compte, les destouriens se retrouverons et des efforts sont à déployer à partir de maintenant pour effectuer notre retour sur le devant de la scène. Il faut évidement que les nuages se dissipent, nous avons construit plus qu’un État. 

Il est nécessaire que nous soyons ensemble au moment des élections. Pour cela, il faut beaucoup de travail et la constitution des bureaux régionaux, il faut également de l’argent et de la communication.»

Quant aux priorités et aux projets une fois le retour accompli, Mohamed Jegham nous explique que la première chose à faire est de sauver le pays et de trouver une solution à cette période difficile sur les plans sécuritaire, environnemental, économique et social. 

«Il faut un projet de la société. Où on va ? Qu’est-ce qu’on construit ? Une société ouverte et laborieuse plus proche de l’Occident!», précise-t-il. Concernant le dialogue il souligne «Il existe un espoir minime dans le dialogue national. Depuis le début il y a des différends dans chaque détail. La chose la plus importante aujourd’hui est d’arriver aux élections ; fixer la date, constituer l’ISIE, finir la Constitution, instaurer la loi électorale. Le deuxième point consiste en les personnes qui sont au pouvoir maintenant : ce qu’ils font est antidémocratique. Dans les pays démocratiques, ceux qui sont dans l’administration sont neutres. Ce qui se fait maintenant est très grave ; nominations de délégués, de gouverneurs, «d’omda». Ils vont être au service du parti au pouvoir.»

«Et quelles sont les ambitions politiques, comment se déroule le retour ? » « Au début c’était le désert. Les destouriens avaient peur après le 14 janvier. Aujourd’hui nous voulons revenir sur le devant de la scène politique. Il faut que les nuages se dissipent, car ils ont mis tous les destouriens dans le même sac et on nous a accusés de tous les torts. Seulement il faut bien regarder le passé avant de s’en couper. Nous avons construit ce pays et il ne faut pas couper la branche sur laquelle on est assis. Il n’y a plus d’État et la situation va achever de détruire le pays. Beaucoup d’efforts sont à déployer à partir de maintenant. Ce n’est pas grave qu’on soit éparpillé en plusieurs partis. Le plus important est d’être ensemble le moment venu, d’ici à la date des élections, il nous faut beaucoup de travail, constituer les bureaux régionaux, il nous faut de la communication, de l’argent – qui est le nerf de la guerre. Aujourd’hui, les choses ne sont pas faciles mais on est prêts pour cela.» 

Et de conclure «Il y a des gens qui se demandent où est-ce qu’on va. Ma réponse est mitigée. On ne peut pas à court terme être optimiste, on ne peut pas changer la situation en quelques semaines, mais je reste optimiste à moyen et à long termes : on ne peut rester longtemps dans cette situation.»

 

Kamal Morjane 

Destourien depuis son adolescence, il adhère au Néo-Destour alors âgé de quatorze ans. À la faculté de droit, il est président de la cellule du Parti socialiste destourien et Secrétaire général du Bureau national des étudiants destouriens. Kamal Morjane a également été élu membre de la commission administrative de l'Union générale des étudiants de Tunisie, UGET.

En 1996, il est nommé ambassadeur et représentant permanent de la Tunisie auprès de l'Office des Nations unies à Genève. En 2005, il a été ministre de la Défense et après le 14 janvier, il est nommé, pour une courte période, chef de la diplomatie tunisienne. 

Concernant le positionnement des destouriens aujourd’hui, Kamel Morjane nous répond «on a été parmi les premiers partis à annoncer dès le départ notre référencement et appartenance destourienne. Avec Mohamed Jegham et Mohamed Friâa, nous avons été le deuxième parti à apparaître sur la scène en réclamant la référence bourguibienne destourienne. Ce parti ne doit néanmoins pas être seulement constitué de destouriens ou d’anciens. 

Aujourd’hui, la situation est différente dans la mesure où entre-temps il y a une vingtaine de partis qui se proclament destouriens.

Les Tunisiens, même ceux qui n’étaient pas destouriens, s’identifient inconsciemment aujourd’hui au passé, surtout en comparant le choix sociétal. 

La famille destourienne est un peu comme toutes les autres familles. Elle est certainement en train de connaître des changements et elle se développe, même si elle reste très divisée. Si ceux qui sont censé être des leaders historiques avaient pu se mettre d’accord pour réunir cette famille… À mon avis, on ne peut imaginer la scène politique tunisienne sans une présence de la sensibilité destourienne quelle que soit l’évaluation qu’on doit faire d’au moins 70 ans d’existence. On peut même aller avant 1920, date de la création du néo-destour, en remontant jusqu’à 1908 avec les jeunes tunisiens, car Abdelaziz Thâalbi appartenait à ce groupe avant de créer son parti. C’est une école réformiste, moderniste pour l’époque, même si Bourguiba avait donné un ton nouveau au modernisme, mais c’était une continuité, une formation, un autre apport européen qui n’existait pas en 1920. Cette évolution s’est faite en fonction de la scène internationale ; les années 60, avec l’expérience des coopératives, nous avons eu une adaptation tunisienne d’un socialisme national. 

Le parti aurait pu continuer même avec le même nom, mais après 87, il aurait pu opter pour autre chose tout en gardant cette référence destourienne y compris dans son nom.»  

Kamal Morjane nous fait alors une lecture et une évaluation de plus de 70 ans d’existence: 

«Les destouriens doivent faire leur lecture de ce qui s’est passé, y compris l’autocritique, ça n’a pas été fait d’une façon méthodique.

La grande réalisation ; la lutte nationale et l’Indépendance, personne ne peut contester que le rôle principal a été joué par le Néo-déstour, même s’il y avait d’autres forces qui y ont contribué.

La coopérative était une façon de voir l’économie tunisienne et a été ensuite corrigée, comme partout dans le monde. S’il y a une distinction à faire entre destourien et autre, bien qu’on ne soit pas les seuls détenteurs du nationalisme, un destourien se réfère essentiellement à la Tunisie, il existe ceux qui se réfèrent au nationalisme arabe. La gauche à l’époque avait une référence internationale qui va au-delà de la référence tunisienne. La spécificité des destouriens est leur référence exclusivement tunisienne et cette école existe toujours. Chez ceux qui ont milité avec Bourguiba et qui sont encore en vie et aussi avec les nouvelles générations.

Au moment de l’Indépendance, la population tunisienne était au même niveau démographique que la Syrie, aujourd’hui, ils sont 23 millions d’habitants, nous en sommes à 11. Si ce n’était cette initiative courageuse du planning familial.» 

Quant aux erreurs commises, il nous répond «On peut parler de démocratie et de liberté, mais, là aussi, il faudra se baser sur le contexte mondial et le contexte local quand on fait une lecture de l’histoire. 

Dans les années 50 et 60 le problème était un problème d’indépendance, d’autonomie dans le monde arabe, en Afrique ou même en Asie. Le problème de la démocratie n’était pas posé. Ensuite ce fut le développement, pour construire un État, il fallait lui donner les moyens.»

«Et depuis les années 80 ?» « Oui, j’essaye de voir les choses par étapes, mais il est clair que les choses auraient dû aller autrement depuis une vingtaine ou une dizaine d’années. On doit faire l’effort d’une lecture critique.» 

Kamal Morjane nous explique également les raisons de l’éclatement de la famille destourienne aujourd’hui et de l’éparpillement de ses adhérents : 

«Les faiblesses qu’a connues le Destour sont dues au fait d’être resté longtemps au pouvoir. On assume alors tout et on en paye le prix. 

La personnalisation du pouvoir crée au sein du parti une sorte d’allégeance. On devient un peu comme une armée qui répond aux ordres du général et il n’y a plus de possibilité d’ouverture pour le leadership. 

Après le 14 janvier, les destouriens se sont trouvés en quelque sorte orphelins, même ceux qui pouvaient jouer le rôle du leader n’étaient pas préparés. 

Ce n’était pas facile en février 2011 de dire : je crée un parti et je reste fidèle à mes principes. 

Il ne faut pas être pressé, on aurait voulu que cela se passe autrement, d’une façon plus facile pour le citoyen. Je ne crois pas qu’il y aurait seulement 4 ou 5 partis si l’on tenait les élections l’année prochaine. Il faut s’attendre à une réforme concernant la formation d’alliances, mais non pas comme les démocraties anciennes. Il faudra du temps.» 

Quant à la responsabilité du régionalisme dans l’éclatement des destouriens, aux pourparlers avec Hamed Karoui et la partie destourienne de Nidaa Tounes et aux éventuelles alliances, Kamel Morjane nous révèle :

«L’élément régional existe, il ne faut pas le nier, il existe partout et c’est dommage, car il ne doit pas être un facteur clé dans la scène politique en Tunisie. Il ne l’est d’ailleurs pas dans mon parti. Nous avons touché d’autres régions que le Sahel lors des élections. Peut-être que le nom a joué au Sahel à cette période et c’est normal, car la famille est connue là-bas. Si nous avons quelque chose à éviter c’est bien le régionalisme, il faut que les partis politiques se basent sur leur programmes et non sur les régions.

Nous avons toujours dit qu’on se situait au centre entre Ennahdha, parti de droite et la gauche avec toutes ses composantes. Le Destour a toujours été de centre et s’il a réussi, c’est parce qu’il a toujours rassemblé plusieurs tendances même idéologiques, capitalistes, socialistes, communistes… Il est tout à fait normal qu’on soit au centre et qu’on essaye d’avoir de bonnes relations des deux côtés.

On était en contact avec Hamed Karoui, on croyait qu’il allait jouer un rôle au sein du parti ; il n’y a néanmoins aucun contact formel et officiel pour constituer une alliance. Cela reste possible, les relations existent, elles sont bonnes et on verra selon l’évolution de la situation. Cela n’est pas exclu, mais il n’y a pas de négociations pour aller jusqu’aux alliances. 

Aujourd’hui, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les alliances, mais comment faire sortir le pays de la crise et on est prêt à collaborer avec ceux qui ont la même attitude posée de réconciliation nationale que nous. Si on peut jouer le rôle de conciliateur, on le fera.

Nous pensons nécessairement à arriver à un pacte national,  à un programme économique et social commun. 

Il faut voir un peu plus loin, même très loin et si l’on veut sauver le pays c’est avec un programme d’au moins une décennie. Nous ne sommes pas une démocratie établie.

Nous sommes un pays qui ne peut pas être dirigé avec 51% des voix. Il faudra qu’il y ait une majorité qualifiée et substantielle pour que le gouvernement puisse gouverner.

«Y a-t-il une possibilité d’alliance avec Ennahdha?», «Je ne fuis pas la question, mais ce n’est pas le moment. Le premier objectif est de rassembler la famille destourienne qui doit se retrouver avec son expérience, ses compétences, sa lecture critique de ce qui s’est passé.

Notre alliance doit se faire avec ceux qui partagent avec nous le modèle social de Bourguiba. Nous restons ouverts, sur la gauche ou la droite. Je ne suis pas de ceux qui croient que la Tunisie va être partagée en deux surtout pas en destouriens et islamistes, la gauche sera toujours là et représentative d’une philosophie qui a toujours existé.»

À cause de sa longue expérience dans les conflits internationaux, nous lui avons demandé si l’on était à la veille d’un conflit interne ? Il nous répond :

«On n’en est pas encore là, ma position est posée, car j’ai vécu des conflits réels, mon évaluation reste optimiste même si je suis inquiet. L’État tunisien existe toujours et je pense que c’est grâce à ce que Bourguiba et les destouriens ont fait. On a un État fort, j’espère que ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir arrivent à sauver l’État. J’ai vécu l’Afghanistan, le Rwanda, la Somalie… je ne pense pas qu’on soit aujourd’hui dans cette situation et on en est très loin s’il y a une prise de conscience de la part de ceux qui veulent aider ce pays et arriver à une réconciliation nationale. 

Je reste optimiste, l’optimisme de la volonté. On n’a pas le choix, on doit vivre ensemble, sans exclusion, et je ne parle pas de l’exclusion des destouriens. La réconciliation doit se faire sur une base solide, sur le respect de l’autre en laissant la justice faire son travail. 

Je vous cite l’expérience française de la IVe république : les gouvernements se faisaient et défaisaient tous les jours. C’est une grande instabilité pour un pays comme le nôtre et ce n’est pas le même environnement qu’a vécu la France au lendemain de la guerre mondiale, mais on doit toujours se comparer à des pays ayant une démocratie. 

Les problèmes de démocratie et de liberté ne se poseront plus si on s’effondre économiquement. Merkel va constituer un gouvernement de coalition avec le SPD, c’est un exemple qu’on doit considérer.

Les destouriens qu’on attaque ont au moins préparé le peuple à être démocrate, même s’ils n’ont pas préparé la démocratie.»

 

Hajer Ajroudi

 

 

Mustapha Filali 

Le RCD est une erreur historique

 

Un aperçu historique de l’évolution et du rendement du parti destourien ? 

Il  faut distinguer deux volets d’un point de vue épistémologique : celui des structures et des personnes d’une part et le volet des programmes et du contenu, d’autre part. Il existe les idées politiques et les faits politiques. 

Je préfère parler de ce courant politique dans la situation actuelle et dans les possibilités d’avenir. Il est inutile de rappeler que le parti destourien de Bourguiba – je ne parle pas du comité exécutif antérieur à 1934 – a créé l’unité du peuple tunisien. Il a inculqué la notion de l’État, en atténuant autant que possible l’appartenance clanique. 

Il a donné à la jeunesse tunisienne un avenir, il a agi selon une vision d’avenir et d’un programme d’actions pour la réaliser. Aujourd’hui, le peuple a un État, donc on  n’a pas besoin d’en créer un, mais de le consolider. 

Le peuple tunisien, par contre, traverse une période d’incertitude, d’opacité et de manque de visibilité par rapport à l’avenir et je crois que le rôle fondamental d’un parti politique qu’on veut ressusciter ou dont on veut assurer la continuité est de donner à la génération actuelle de Tunisiens un projet d’avenir. Ce projet doit se caractériser par deux facteurs essentiels, de rupture et de continuité. 

La rupture doit s’opérer sur le plan politique, concernant le mode de gouvernance et le modèle de société, c’est-à-dire le modèle de vie. La continuité répond à l’exigence logique qu’aucun avenir n’est vivable sans un passé sur lequel il s’appuie et dans lequel il puise les valeurs fondamentales de son identité. L’identité s’appuie sur les trois facteurs classiques : la religion (la foi), la croyance, la langue et l’histoire. Monroe a ajouté un quatrième facteur : la volonté de vivre ensemble, de bâtir un avenir commun. La continuité du projet destourien réside justement dans l’attachement qu’il faut maintenir avec ces valeurs d’identité. 

Amine Maalouf, a écrit Les identités meurtrières, un ouvrage très réfléchi dans lequel il évoque une certaine conception de l’appartenance religieuse dans les sociétés arabes modernes. Je crois que les peuples tunisien, égyptien, syrien et autres, sont en train de revivre la tragédie de l’identité meurtrière, car les fruits des révolutions opérées depuis 2011 s’avèrent dans un certain sens être des fruits amers. La conception que le parti à tendance salafiste se fait de l’État et du modèle de société est une conception atemporelle située en dehors de l’histoire, en contresens de la logique fondamentale de l’évolution et de la loi de l’évolution culturelle, économique et sociale de toute société.

Leur expérience a, de ce fait, échoué dans la responsabilité assumée à la tête des États tunisiens et égyptiens.

La philosophie du Destour, depuis ses origines jusqu’à la disparition de sa présence politique, réside dans une attitude rationnelle et rationnalisante à l’égard des attributs de l’identité.

Ceci doit être considéré comme des leviers et non comme des freins, comme une provision de rationalité et de spiritualité et non comme une déification ou sacralisation d’un salafisme attardé. 

 

Quelles sont les erreurs commises par le Destour ? 

Le RCD n’est pas une continuité du Néo-destour, c’est une erreur historique, voyez-vous. La politique, n’est jamais séparable de la morale et dans l’introduction d’Ibn Khaldoun, il y a des pages pertinentes sur le lien fonctionnel entre morale et politique. Le parti destourien était un parti à connotation morale parce qu’à sa tête trônait un homme doué d’une profonde moralité, Habib Bourguiba, mais le RCD est un parti d’aventures, d’aventuriers politiques et économiques. Si les destouriens se mêlent aujourd’hui dans la bataille politique qui se joue dans notre pays, ils doivent se conformer à la loi de la moralité de ses anciens dirigeants. Je crois que dans l’arêne politique où se joue la bataille du pouvoir, le succès sera du côté de ceux qui sauront faire valoir à l’opinion des Tunisiens et des Tunisiennes des valeurs morales plus que des compétences politiques. Or la rumeur persiste dans l’opinion publique, aujourd’hui, de la perversité d’un nombre considérable de dirigeants politiques appartenant à des partis prédateurs qui considèrent que l’activité politique est une bonne occasion pour faire fructifier les avantages personnels ou familiaux. Ensuite et c’est l’essentiel, il importe de présenter à l’opinion un programme, une vision d’avenir qui puisse être mobilisatrice des énergies de la jeunesse tunisienne, car la politique, autant que la nature, a horreur du vide, et je crois que notre pays traverse une période de vide aussi bien politique que culturel (dans le sens le plus large de ce mot.) 

Chacun peut jouer un rôle à la mesure de son énergie, mais le rôle est voué à avoir une permanence et une durée dans l’avenir. Il y a des rôles éphémères même s’ils durent 20 ans et il y a des rôles chargés de fruits et d’espoirs d’avenir même si l’expérience a été décevante. Parmi la génération des destouriens, ceux qui se réclament du Destour dans sa forme initiale ou dans sa continuité du RCD, ne sont pas à pied d’égalité. Il y a les promus au succès et il y a les retardataires. Je crois que seule l’authenticité saura sauver un être qui a des intentions sincères et authentiques et qui a la capacité d’être humble et de s’effacer devant la tâche et la conscience publique. Seul celui-là peut sauver ou apporter quelque chose, les retardataires qui prennent le train à la dernière minute sont des atomes éphémères et seront condamnés à l’oubli.

H.A

 

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