Que veulent les durs d’Ennahdha ?

Alors que l’opposition avait cru avoir apprivoisé Ennahdha, les durs du parti ont refusé de s’avouer vaincus et ont continué à manœuvrer pourrenverser le rapport de forces et briser la dynamique de changement, déclenchée depuis la mort de Mohamed Brahmi.

 

Lors de la célébration du 40e jour du décès de Brahmi, le 7 septembre dernier, les uns estimaient le nombre des manifestants à 25 000, les autres, à 10 000. Une chose est sûre, la mobilisation populaire était en deçà des attentes. Fallait-il dresser un constat d’échec de l’opposition ? Sans doute ! Un essoufflement attendu, mais surtout voulu par Ennahdha qui a su tenir bon, malgré la crise politique qui l’a profondément déstabilisé, jusqu’à mettre en cause sa cohésion. Encore une fois, les durs du parti ont réussi à limiter les dégâts et à changer  la situation à leur avantage. Leur stratégie était de tenir jusqu’au bout, gagnant du temps, faisant semblant de faire des concessions, alors qu’ils ne cèdent en vérité sur rien et continuent en parallèle à faire pression sur Ben Jaâfar pour qu’il rétablisse les travaux de l’Assemblée tout en négociant avec des leaders de l’opposition de façon informelle,  en cherchant à diviser le Front du salut. Une stratégie qui a porté ses fruits puisqu’ils ont réussi à bloquer les négociations, à maintenir le statu quo et à décrédibiliser l’opposition aux yeux de l’opinion publique. Mais comment ont-ils pu accomplir un tel tour de force ?

 

Accuser le choc  

On se rappelle du discours de Rached Ghannouchi sur Nessma TV, le 24 août dernier, qui a été un coup dur pour Ennahdha et ses alliés. L’homme s’est montré plus que jamais conciliant, ouvert  et prêt à faire toutes les concessions nécessaires. Il avait loué Nidaâ Tounes et son chef, se disant disposé à le rencontrer   où qu’il se trouve. Il ne voyait pas d’inconvénients à accepter un gouvernement de compétences à la tête duquel se serait trouvée une personnalité indépendante. Et, cerise sur le gâteau, il se disait prêt à reporter l’adoption de la loi sur l’immunisation de la Révolution  à la prochaine Assemblée après les élections. Accueilli favorablement par  l’opposition, le discours de Ghannouchi a constitué un vrai choc pour son parti, qu’il n’avait pas consulté d’après ce que nous a affirmé Habib Ellouze, député d’Ennahdha et membre de son Conseil de la Choura. Dès le lendemain, ce dernier ainsi qu’Abdellatif El Mekki, ministre de la Santé, ont réagi fortement, en précisant que les déclarations du chef du parti n’engageaient que lui-même. Du jamais vu dans l’histoire d’Ennahdha, voire dans celles des Frères musulmans ! Car il s’agissait là de mettre en échec la parole du guide. Deux jours, plus tard, Ali Laarayedh, Premier ministre, organise une conférence de presse où il se retourne complètement contre les propositions de son chef. Il affirme que le gouvernement actuel continuera son travail, que l’ANC reprendra son activité et qu’un «gouvernement d’élections» sera créé après le 23 octobre pour organiser les prochaines échéances électorales.  

Du côté de la Troïka les choses n’allaient pas mieux, car le discours de Ghannouchi avait semé la pagaille. Les leaders du CPR se sont insurgés contre ses déclarations,  notamment en ce qui concerne l’abandon de la loi sur l’immunisation de la Révolution. Moncef Marzouki commençait à redouter son éjection de la présidence de la République au profit de Béji Caïd Essebsi. Quant à Ben Jâafar, il a profité de l’occasion pour renforcer son rapprochement de l’opposition après sa décision de suspendre les travaux de l’Assemblée. La Troïka ne pouvait être aussi affaiblie.

 

Remonter la pente

Tout annonçait la fin du pouvoir d’Ennahdha et de ses alliés. Mais c’était un faux calcul de la part du Front du salut. En effet, les durs du parti islamiste ont tenu bon. Pour eux, il n’était pas question d’abandonner le pouvoir et certains menaçaient même de prendre les armes si nécessaire. Ils ont alors délimité les lignes rouges pour eux et leurs adversaires : pas de concessions sur le gouvernement et reprise rapide des travaux de l’Assemblée. Pour cela, ils ont pris des dispositions : tout d’abord il fallait montrer que le gouvernement de Laarayedh était  toujours efficace dans la gestion du pays. C’est dans ce cadre que s’inscrit la déclaration d’Ansar Acharia comme organisation terroriste et la présentation, durant la conférence de presse du ministre de l’Intérieur, du travail colossal accompli par les forces de l’ordre pour lutter contre le terrorisme. Ensuite, il était nécessaire de faire pression sur Ben Jâafar afin de reprendre les travaux de l’ANC. Ainsi, les députés de la Troïka n’ont cessé de pousser dans ce sens, en multipliant les réunions, en activant la commission des consensus, en menaçant les députés sortants de les remplacer si jamais ils ne revenaient pas et en allant jusqu’à déposer plainte contre eux et contre Ben Jaâfar en personne auprès du tribunal administratif. L’échec de la campagne Irhal dans les régions et la faiblesse  de la mobilisation populaire a fait le reste. Et voilà que les durs ont gagné ne serait-ce que momentanément le pari ! Et pour marquer encore le coup, ils ont déclaré qu’ils n’ont plus à faire de concessions et que, désormais, «le ballon est dans le camp de l’opposition, laquelle continue à vouloir changer la situation par un coup d’État, et non par la voie normale des élections», affirme Habib Ellouze. 

 

 

Resserrer les rangs, d’abord

Maintenant qu’Ennahdha a pu apparemment renverser la situation à son avantage, il convient de s’interroger sur sa stratégie pour la prochaine étape. Officiellement,  le parti ne cesse de répéter qu’il est toujours pour la poursuite du dialogue, sur la base de l’initiative de l’UGTT,  mais sans conditions préalables ! », insiste Ajmi Lourimi, membre du Bureau exécutif du parti. Autrement dit, rétablir la situation initiale de l’avant 25 juillet (mort de Brahmi) et discuter de la préparation des élections.  Car l’enjeu aujourd’hui pour les islamistes est d’assurer leur pérennité dans l’étape à venir, convaincus  qu’ils ne peuvent allonger la phase transitoire à l’infini, surtout avec la pression intérieure et extérieure. Et pour cela, ils ont mis en place toute une stratégie.

Ils ont commencé par resserrer leurs rangs. Finies les déclarations contradictoires et les voix dissidentes. Désormais, un seul discours prévaut. Rappel à l’ordre à tous, y compris à Ghannouchi que les ténors d’Ennahdha ont bien pris soin d’avertir que sa place fondamentale dans le parti ne l’autorise pas à dépasser la volonté des institutions et notamment le Conseil de la Choura. Le conflit intérieur entre  modérés» et  «faucons» a été résolu pour le compte de ses derniers. C’est eux qui donnent actuellement le la. Reste qu’en apparence, ils cherchent à garder l’image d’un parti soudé. «Ennahdha n’est pas un parti stalinien. Il est traversé par plusieurs courants, mais à la fin, ils se réunissent autour d’une position commune qu’exprime Rached Ghannouchi dont il n’est pas question de contester l’autorité », explique Houcine Jaziri, Secrétaire d’État chargé de l’Immigration et membre du Conseil de la Choura. 

 

Ressouder la Troïka

Une fois le calme et l’unité interne rétablis, il fallait aller à la rescousse de la Troïka chancelante. Rassurer d’abord le CPR qui s’est senti profondément trahi. «Nous avons expliqué à nos partenaires dans ce parti que les  déclarations  de Ghannouchi à Nessma TV sont discutables et qu’il ne s’agissait nullement de la position officielle d’Ennahdha», affirme Habib Ellouze. Ensuite, il était nécessaire de ramener au bercail  Ettakattol, dont le président commençait à se rapprocher de l’opposition. «La décision de Ben Jaâfar de suspendre les travaux de l’Assemblée était un vrai cadeau pour le Front du salut», note Ajmi Lourimi. Un cadeau qui n’était pas du goût des islamistes. D’ailleurs, ils n’ont pas tardé à le faire savoir, en mettant en doute la légalité de cette décision. Mais à aucun cas il ne s’agissait, pour eux, de rompre avec lui, même s’ils savaient qu’il n’arrêtait pas de multiplier les réunions avec les chefs de l’opposition et notamment avec Béji Caïd Essebssi. L’objectif était de le ramener dans les rangs, en incitant, d’une part, les députés d’Ettakattol à faire pression pour le retour de l’ANC et, d’autre part,  les ministres du parti de ne pas accepter de démissionner. Pari réussi, puisque Ben Jaâfar a finalement révisé sa stratégie, pour se jeter de nouveau dans les bras de la Troïka. En témoigne son discours du 4 septembre où il a annoncé la réunion du bureau de l’Assemblée cette semaine, en prévision de la reprise prochaine de ses travaux et où il a appelé les députés dissidents à revenir à l’ANC. Voilà donc la Troïka ressoudée.

 

Sortir de l’isolement politique

Mais ce n’était pas assez pour les durs d’Ennahdha. Il fallait d’autres alliés afin de construire, cette fois, un front, face à celui de l’opposition. C’est dans cette perspective, qu’a été créée, vendredi 6 septembre, la coalition nationale pour la réussite du processus démocratique. Une coalition, composée de douze « partis » dont Ennahdha et dont l’objectif est de «raccourcir la période transitoire et de défendre la légitimité, pour pouvoir aller aux élections dans les plus brefs délais», selon son porte-parole, Mohamed Goumani.  Ce front va permettre aux islamistes de peser plus à l’Assemblée, puisque les partis qui le composent sont au moins  représentés avec quatorze députés à l’ANC. Le Parti de la République d’Arbi Nasra, dispose, à lui seul, 12 députés. Cela va offrir à Ennahdha la possibilité  d’avoir une majorité reposante pour faire passer la Constitution et la loi électorale qui servent ses intérêts. Par ailleurs, faire partie d’un front permettrait «d’éviter l’isolement politique», souligne Houcine Jaziri. Mais attention, cette coalition  n’est ni un substitut à la Troïka, ni un concurrent pour elle», affirme Ellouze. 

 

Diviser l’opposition

Parallèlement à cette stratégie de consolidation des rangs, il y a une autre pour diviser l’opposition. Elle consiste à négocier avec les uns et les autres séparément, en présentant des offres différentes à chacun. Ennahdha ne cache pas son rapprochement, à la fois  de l’Alliance démocratique et de Nidaâ Tounes, sans oublier Néjib Chebbi et Kamel Morjane. Jouant de leurs rivalités, en promettant à l’un, la présidence de la République, à l’autre, un poste ministériel ou encore la possibilité de participer aux prochaines élections. D’où le sens de l’annulation de la loi sur l’immunisation de la Révolution. Et pas seulement ! Car il faudra aussi y ajouter la suppression de la barrière de l’âge et de la double nationalité dans le projet de la Constitution. Et voilà, deux grands partenaires gagnés : Nidâa Tounes et le Courant de l’Amour, dirigé par Hachmi Hamdi ! 

Par contre les durs d’Ennahdha continuent à taper fort sur le Front populaire, en essayant de le dénigrer par tous les moyens. Ils le menacent même de poursuites judiciaires «s’il n’arrête pas ses tentatives de renverser le gouvernement», d’après les déclarations d’Abdellatif El Mekki, lundi 9 septembre sur Mosaïque FM. En fait, ils cherchent à tout prix à briser cette alliance entre gauche et destouriens. Une alliance historique qui risque, si elle se poursuit, de renverser la donne durant les prochaines élections.  

 

Intensifier les nominations

Enfin, le dernier maillon de la stratégie est l’intensification des nominations dans l’administration, la police, l’armée et les médias. En témoignent les derniers changements à la tête d’institutions sensibles comme l’Office de l’aviation civile, ou encore au sein du ministère de l’Intérieur, dans le corps de l’armée (les dernières nominations de Marzouki) et enfin, dans les radios publiques. À cela il faudra ajouter les tentatives de faire taire des journalistes comme Sofiène Ben Farhat, chroniqueur de Shems FM et Nessma TV, actuellement en grève de la faim et Tahar Ben Hassine, patron de la chaîne de télévision Al Hiwar Ettounsi, inculpé de graves chefs d’accusations. 

Le bouclier est donc prêt pour les prochaines élections «Nous sommes disposés à les organiser aujourd’hui si nécessaire, mais c’est l’opposition qui ne veut pas, car elle n’est pas prête», précise Ellouz.

Hanène Zbiss

 

Allaya Allani, spécialiste de l’Islamisme au Maghreb

«Les faucons d’Ennahdha ne voulaient pas réussir les négociations !»

 

Quel a été le rôle des «faucons» d’Ennahdha dans l’échec des négociations? 

J’estime que l’échec des négociations est dû aux raisons suivantes.

Premièrement : les négociations étaient indirectes et se faisaient à travers les organisations qui parrainent le dialogue.

Deuxièmement : les faucons d’Ennahdha ne voulaient pas de la réussite des négociations. Pour cela, ils ont mis la barre très haut et ont cherché à gagner du temps, sans se rendre compte que les changements régionaux (ce qui s’est passé en Égypte) et la situation interne en Tunisie (notamment la situation économique et sécuritaire) ne jouaient pas en leur faveur.

Troisièmement : les faucons ont senti qu’ils seraient sacrifiés dans la prochaine étape et que leur rôle politique était presque fini sur le court et le long termes.

Quatrièmement : il existe actuellement au sein d’Ennahdha un conflit interne entre le camp des «pragmatiques» et celui des  idéologues». Ghannouchi semble privilégier le choix de l’ouverture dans cette étape. C’est pour cela qu’il a formé un noyau de vingt-et-une personnes appartenant au  Conseil de la Choura. Hamadi Jebali a été intégré dans ce noyau, lequel sera discuté dans le deuxième round des négociations cette semaine. Rappelons que le Secrétaire général d’Ennahdha a été mis à l’écart ces  derniers mois à cause des «faucons» qui monopolisent la prise de décision dans le parti.

Cinquièmement : les «faucons» ont peur, si le gouvernement actuel démissionne, de perdre le réseau de partisans qu’ils ont placé à la tête de plusieurs administrations. Ils croient, par ailleurs, que la remise en question des nominations pourrait affaiblir leurs chances de gagner les prochaines élections.

Sixièmement : ils redoutent le jugement des responsables politiques actuels, à la lumière de ce que vient de révéler l’Union des syndicats des forces de l’ordre concernant l’infiltration de l’appareil sécuritaire par des membres du parti au pouvoir.

Septièmement : les «faucons» ne veulent pas de l’ouverture du dossier du financement de certaines associations qui sont proches d’Ennahdha, sachant que le nouveau régime en Égypte l’a fait.

 

Et quelles sont les perspectives, selon vous, pour le deuxième round des négociations ?

Je pense qu’il sera le dernier round et que Ghannouchi va céder finalement aux revendications essentielles de l’opposition, car il n’a plus de marge pour refuser. J’estime que les négociations porteront sur le profil  des ministres qui feront partie du prochain gouvernement. Ennahdha cherchera à écourter les délais pour l’actuelle phase transitoire. Néanmoins l’opposition voudrait organiser les élections dans une année, afin de pouvoir réviser les nominations et trouver des solutions fiables de lutte contre le terrorisme.

J’attire enfin l’attention sur le fait que l’Organisation internationale des Frères musulmans vient de se réunir à Istanbul et que les participants se sont mis d’accord pour changer de stratégie et privilégier le dialogue.

Propos recueillis par H.Z.

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