"Cela fait trente ou quarante ans que nous débattons le projet pour l’Union pour la Méditerranée (UPM) et nous n’arrêtons pas de tourner en rond. Certes, il y avait eu l’effort de Barcelone en 1995, mais après plus rien. Les intérêts et les objectifs sont différents. Pour l’Europe, le sud représente un danger et pas un partenaire. Il faut remettre à plat et instaurer de nouvelles bases sur lesquelles instaurer l’UPM. Mais ce n’est pas le moment opportun pour la Tunisie d’entrer dans ce débat. Nous avons d’autres priorités.
Le chômage, l’emploi et le développement régional
M. Zaanouni estime qu’il faut rajeunir le modèle actuel et de là se fera notamment dans le secteur de l’éducation. «Les programmes de l’enseignement primaire et supérieur doivent être revus en fonction des besoins du marché de l’emploi, en même temps que la qualification des enseignants. Il nous faudra dix ans au moins pour percevoir les résultats de ces réformes». Selon M. Nabli, l’enseignement, la formation professionnelle et l’emploi sont les trois ingrédients de la recette du succès de l’économie tunisienne. Le chômage est la cause de la demande, mais aussi de l’offre, le secteur privé a sa part de culpabilité dans l’augmentation du taux du chômage. Chakib Nouira le conforte dans ce constat et estime que la formation professionnelle n’est pas l’apanage de l’État, l’entreprise doit instaurer cet élément dans le processus de sa gouvernance.
Mais encore une fois, selon Chakib Nouirra, le problème du chômage vient, entre autres, du Code de l’investissement, pauvre en incitations pour la création d’emplois. C’est ce chômage qui a caractérisé l’inégalité régionale puisqu’on trouve plus de chômage dans les régions intérieures du pays. Le taux de chômage dans les régions dépasse les 60%. M. Zaanouni ajoute qu’on compte 200.000 chômeurs sans qualification dans les régions. Slim Tletli, ancien ministre du Tourisme avance que le développement régional est un problème mondial qui se caractérise par une montée des inégalités. L’une des inégalités, selon une étude faite par l’ATUGE, c’est que sur vingt-quatre personnes à la recherche d’emploi, vingt sont des femmes. «L’IACE est le vis-à-vis de Davos pour le rapport sur la compétitivité et chaque année nous sommes profondément choqués par la situation de la femme en matière d’emploi», a regretté Chakib Nouira. Slim Tlatli ajoute que seulement 27% des femmes en âge de travailler sont sur le marché du travail. Les causes de ces inégalités sont l’absence de mobilité géographique des demandeurs d’emploi, le terrible manque de l’initiative privée de la part des jeunes qui préfèrent un poste stable notamment dans le public.
M. Mohamed Hassine Fanter, universitaire, appelle aussi à la nécessité de revoir notre système d’éducation. Selon lui, il faut former le citoyen et ne pas lui donner un diplôme. Il faut savoir ce que nous voulons, ce que nous devons faire de cette Tunisie dans laquelle nous vivons, a-t-il ajouté. Mme Amna Ben Arab, universitaire elle aussi, pense que nos universités deviennent des machines à produire des chômeurs. «Il y a un décalage énorme entre le marché du travail et les diplômes universitaires. Il faut avoir une vision claire pour nos jeunes dès l’âge de 4 ans et couper avec la pratique du bricolage dans nos réformes de l’éducation» a-t-elle insisté. Par ailleurs M. Zaanouni rappelle que l’infrastructure sera le moyen de joindre cette partie de la Tunisie au développement, à la technologie et au progrès. Selon M. Zaanouni, il ne s’agit pas de transposer des modèles étrangers, mais il faut voir ce dont il faut s’inspirer et l’adopter à notre culture. À titre d’exemple, on pourrait s’inspirer du système de la formation professionnelle allemand qui a prouvé son efficacité.
Le secteur privé et le secteur public
Mustapha Kamel Nabli pense que le secteur privé est le premier chantier auquel doivent s’attaquer les réformes du pays. Comment rendre ce secteur dynamique, productif, créateur d’emploi, de richesses et de valeur ajoutée ? Par ailleurs, à quoi sert un secteur privé qui ne paie pas ses impôts ? Quel rôle du secteur privé dans les finances du pays ? Selon M. Nabli, le gouvernement a pris une mauvaise décision dans la privatisation des entreprises publiques alors qu’elles devraient être sujettes au dialogue entre toutes les parties prenantes. Abdelwahab Heni, politicien, ajoute que la corruption s’est accentuée avec la privatisation des entreprises publiques. M. Taher Sioud, ancien ministre, pense que le secteur privé doit être le nerf de la guerre de la transition économique de la Tunisie. Vivant au quotidien les déboires des chefs d’entreprises tunisiens, Hichem Elloumi, en tant que chef d’entreprise et membre du bureau exécutif de l’UTICA, va dans la critique de la situation actuelle, notamment en rapport avec les décisions du gouvernement et politiciens. «Il existe 46 articles dans la nouvelle Constitution où l’État est appelé à assurer quelque chose pour le citoyen.
Avec ces 46 articles, la Tunisie devient une assistante du citoyen. Celui-ci n’a qu’à demander. D’un autre côté, le droit d’entreprendre et le droit de travail ont été rejetés par les députés de l’ANC. Aujourd’hui, 10% du personnel font la grève et empêchent les 90% restants de travailler. Nous avons perdu la valeur du travail, ce qui a fait chuter la compétitivité de l’entreprise tunisienne». Selon Me Mahbouli, le drame que nous vivons actuellement est cette désaffection du travail et la chute de la productivité dans les secteurs privé et public. Isabelle Schafer, enseignante en relations internationales à l’institut des sciences sociales de Berlin, a profité de la présence de M. Hichem Elloumi et de M. Nabli pour leur poser ces questions : quels sont les secteurs d’investissement d’avenir pour la Tunisie, outre les TIC ? Des secteurs qui peuvent apporter de l’emploi, de la valeur ajoutée et de la richesse. Les énergies renouvelables seraient-elles un secteur à étudier ? La Tunisie est un site compétitif en matière d’investissement étranger. Avec les revendications sociales qui s’accentuent depuis la Révolution, comment le patronat tunisien voit-il ce problème et comment y remédier ?
Selon Hichem Elloumi, l’UTICA a sa propre vision pour une entreprise prospère pérenne et à grande valeur ajoutée. «Notre vision concerne les grandes réformes fiscales des marchés publics, du code de l’investissement et du PPP. Il faudrait que la vision du gouvernement soit la même à travers, notamment, le Code de l’investissement.» Hichem Elloumi a fait allusion au 10% d’imposition aux entreprises offshore et au programme de levée de subvention de l’énergie sur les entreprises. Me Mahbouli a contesté le fait de consacrer des mois à élaborer le nouveau Code d’investissement et de finalement le retirer de l’ANC avant adoption. Par ailleurs et toujours selon Hichem Elloumi, l’ANC n’a pas voté encore le projet sur le PPP. Résultat, tous les projets publics-privés sont bloqués.
Les grands chantiers
Le secteur industriel est un défi à relever. Quelle politique industrielle pour le pays ? Selon M. Nabli, nous nous sommes engagés dans des programmes de mise à niveau du secteur industriel depuis trente ans, mais le secteur n’a pas été revu en profondeur. Mustapha Zaanouni, quant à lui, appelle à investir dans la technologie pour moderniser le secteur agricole, notamment en matière d’irrigation, afin de préserver l’eau, sachant que 80% des ressources hydrauliques vont vers l’agriculture. Abdesslam Mansour, ancien ministre de l’Agriculture, a précisé que la Tunisie a fait beaucoup pour la conservation de la nappe phréatique du pays, ce que nous n’avons pas pu faire était dû à des problèmes financiers puisque le budget alloué à l’agriculture était très faible.
La réforme de la fiscalité et du système bancaire sont une priorité pour tous les participants à ce panel. Senen Florensa, Président du Comité exécutif de l’IEMed, était le regard externe qui représentait l’avis des pays étrangers, notamment européens, sur la transition économique de la Tunisie. «Les Tunisiens sont appelés à payer leurs impôts pour que l’État arrive à créer des projets de développement. C’est la raison pour laquelle il faut absolument réformer la fiscalité pour plus d’équité et d’égalité». Mais selon M. Florensa, le dialogue national est le moyen incontournable pour déboucher sur un consensus sur l’avenir de la Tunisie, notamment en matière de négociations sociales et de réforme fiscale.
M. Rachid Sfar, ancien ministre, a salué la complémentarité dans les interventions des panélistes. Il a ajouté que ce débat serait une introduction au prochain débat national tripartite sur l’économie lancé par le gouvernement Jomâa. Il s’est déclaré optimiste sur la possibilité d’arriver à un consensus national sur l’avenir économique du pays.
N.J