Les grands parents des actuels cinquantenaires distillaient l’eau de rose, de géranium, de bigaradier ou de jasmin.
Ancestrale, cette coutume limite l’achat de parfum au magasin. Le produit chez soi outrepassait la parfumerie et englobait la sphère alimentaire. « Mon père cachait la baguette achetée à la boulangerie, sous sa jebba pour éviter la réprobation adressée à sa femme », me dit Fethi Hached, marchand de légumes et fruits. Les fêtes maximalisent le primat du préparé au sein de la maisonnée. Aux environs de mes dix ans, j’emportais le plat de l’assida concoctée par ma mère, à mes tantes Fatma et Jamila. Elles répondaient au don par le contre-don, dirait Marcel Mauss. De nos jours, le capitalisme ensauvagé permet aux arnaqueurs et aux spéculateurs de compromettre la santé au profit du gain débridé.
Pour contrer leur sinistre procédé, une campagne sanitaire proscrit les viandes transformées, les salamis, les merguez ou les gâteaux empaquetés.
Bourrées de matières grasses, de sucre ou de sel, ces denrées mortifères favorisent les troubles cardio-vasculaires. Les édulcorants ajoutent leur méfait à ces multiples saletés. Au vu de ces dégâts dramatiques, l’alambic dresse le marqueur de la transition survenue entre les vertus de l’ancienne société et les avatars de la fausse modernité.
L’utilisation de l’instrument affecté à la distillation désigne l’individu et celui-ci renseigne sur la société. La Tunisie, jadis verte et aujourd’hui bétonnée, conserve, encore de nos jours, les manières mises en lumière par la fabrication domestique des substances aromatiques.
Pour cette raison, chronologique, les plus âgés eurent l’occasion de connaître l’alambic, méconnu par la jeune génération. Maintenant, pour le nouvel an, le passionné offre à l’adorée un bouquet de belles roses ou de magnifiques giroflets. Si, par le plus heureux des hasards, il lui visitait la Suisse, il enverrait une carte où figure l’édelweiss, fleur emblématique de l’amour authentique. Elle pousse à plus de mille mètres d’altitude.
Pour la coincer, il faut savoir grimper. Celui qui la reçoit gardera, pour toujours, sa joie et son émoi. Au lieu du bouquet de fleurs, de nos jours devenu coutumier, les grands parents offraient à leurs belles épouses un collier, une bague ou un bracelet.
Mais d’où provient cette uniformisation des pratiques et des comportements festifs à tel ou tel moment des temps ? Les uns rêvent de bijoux et les autres songent aux meilleures des fleurs.
La socialisation répond à la question. Elle a partie liée avec le pouvoir hégémonique de la fonction étatique. Chaque État socialise, à sa façon, la population.
Dans l’ouvrage titré « Maîtres anciens », Thomas Bernhard écrit : « L’école est l’école de l’État, où l’on fait des jeunes gens des créateurs de l’État, c’est-à-dire rien d’autre que des suppôts de l’État. Quand j’entrais dans l’école, j’entrais dans l’État, et comme l’État détruit les êtres, j’entrais dans l’établissement de destruction des êtres, l’État m’a fait entrer en lui de force, comme d’ailleurs tous les autres, et m’a rendu docile à lui, l’État, et a fait de moi un homme étatisé, un homme réglementé et dressé et diplômé et perverti comme tous les autres. Quand nous voyons des hommes, nous ne voyons que des hommes étatisés, des serviteurs de l’État qui, durant toute leur vie, servent l’Etat et, dès lors, durant toute leur vie, servent la contre-nature ».
A travers l’élan oratoire et l’envolée littéraire de ce texte pamphlétaire, à l’accent rousseauiste, l’écrivain rate la piste. A ce niveau de l’analyse, l’anthropologue Herskovits remet l’exploration dans la bonne direction. Sa définition de la culture débusque chez Bernhard l’énorme vice de forme.
La culture désigne « l’ensemble des manifestations matérielles et symboliques d’un groupe donné à un moment donné ». Autrement dit, la nature de l’homme est la culture. Ainsi apparaît l’utopisme et l’anarchisme de l’écrit extrait du livre « Maîtres anciens ». Discréditer l’Etat par son opposition à la « nature » ouvre la voie de la jungle sans foi ni loi.
Lorsqu’il incrimina les obscurantistes pour fonder l’Etat de droit, Bourguiba éluda le faux pas de Bernhard et adopta l’apport de Herskovits. A cette justesse théorétique de son œuvre pratique, Bourguiba doit son aura.
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