Quel projet socio-économique pour la Tunisie ?

Alors que la tension politique est à son apogée, que les revendications sociales se multiplient et que notre pays vit en pleine morosité économique, l’annonce faite par Nidaa Tounes relative à la conception et à la mise au point d’un programme économique et social apporte un message d’espoir et d’optimisme, d’autant plus qu’il s’agit d’un projet qui semble cohérent, solide, ambitieux et crédible.

 

Le projet

Il a été élaboré par un collectif diversifié d’experts qui ont travaillé d’arrache-pied durant quinze mois et validé par les instances dirigeantes du parti. Ce projet a fait l’objet d’un rapport détaillé de 300 pages qui a porté sur un nouveau modèle de développement, la stratégie et les moyens à mettre en œuvre et les objectifs à atteindre. Nous n’avons pas pu mettre la main sur ce rapport, mais les deux pères de ce rapport qui ont coordonné les travaux des commissions ont bien voulu nous en parler.

Il s’agit de Mahmoud Ben Romdane, professeur d’économie et consultant international et Slim Chaker, ancien ministre et fonctionnaire international.

Les conditions préalables 

 

Selon Mahmoud Ben Romdane, il est évident que la concrétisation dans les faits d’un programme aussi ambitieux et aussi important nécessite des conditions préalables consensuelles et indispensables. Cela implique, bien sûr, que Nidaa Tounes accède au pouvoir ou fasse partie d’une coalition à la tête du gouvernement.

 

Il faut qu’il y ait conclusion d’une alliance stratégique entre Nidaa Tounes et toutes les forces vives de la nation en vue de reconstruire la Tunisie sur de nouvelles bases et selon de nouveaux objectifs.

Entendre par forces vives : les partis politiques, les syndicats de travailleurs et les patronats, les associations et la société civile… Il faut réduire l’ampleur de l’évasion fiscale, les équilibres macroéconomiques doivent être restaurés et les réserves en devises doivent être reconstituées à hauteur de cinq mois d’importations.

Il y a lieu de remarquer que ce programme n’est pas dépourvu de préoccupations électorales, tout à fait légitimes et qu’il répond dans son essence même aux revendications de la Révolution.

Il est inspiré, par certains de ses aspects, des préoccupations sociales des militants de la classe ouvrière, ce qui ne représente pas un aspect péjoratif.

Une sorte de compromis historique, destiné à restaurer la sécurité dans le pays et à établir la paix sociale nécessaire pour entreprendre un programme de croissance économique et de promotion sociale de la population.

Notre pays a besoin de restaurer sa crédibilité au niveau international et de récupérer une notation souveraine correcte pour être la cible des investisseurs étrangers et lever des fonds sur le marché financier international privé à des conditions soutenables.

C’est ainsi que le budget de l’État doit faire l’objet d’un reprofilage, avec maîtrise des dépenses de compensation, montée en puissance des crédits d’investissement et plafonnement du déficit à 3%.

 

Un nouveau modèle de développement 

Depuis près de trois ans le pays n’a pas de modèle de développement ni de stratégie de croissance économique. C’est la navigation à vue : on ne sait pas exactement où l’on va et on se contente de parer aux urgences ou presque.

Les experts et économistes de Nidaa Tounes ont adopté une vision et conçu un choix de société à long terme. C’est l’horizon 2035 qui a été retenu, soit vingt-deux ans après, l’âge d’une génération.

Le projet de Nidaa Tounes consiste à faire assumer à l’État un rôle de stratège qui a la capacité d’assurer une croissance forte au pays, la responsabilité de la protection sociale de la population et de garantir l’inclusion de tous : la sécurité sociale pour tous.

L’État est là pour assurer la régulation du marché grâce à un ensemble d’institutions, alors que plusieurs mécanismes doivent être mis en place pour remplir une mission économique sans but lucratif, mais à fonction sociale pouvant assurer la prospérité et créer l’emploi. C’est le rôle de la société civile et des associations : chambres de commerces, sociétés mutualistes, coopératives, syndicats…

L’État doit jouer un rôle moteur : créer un climat favorable aux affaires, favoriser le partenariat entre le secteur public et le secteur privé.

Il y a un appel pour un nouveau contrat social : modifier les relations de travail entre entreprises qui ont besoin de plus de souplesse pour faire face à la mondialisation et réaliser des conditions de travail décentes pour les salariés.

Le programme de Nidaa Tounes est décidé à faire évoluer le secteur financier dominé par les banques qui pratiquent un modèle de financement trop classique basé sur les garanties hypothécaires. Il s’agit de diversifier les mécanismes de financement, de les moderniser pour les adapter aux jeunes promoteurs et aux financements des projets régionaux. Les mécanismes du marché de l’emploi et de la formation ont besoin d’être intégrés et modernisés avec une montée en gamme au niveau de la valeur ajoutée et de la technologie.

Le modèle de développement préconisé accorde une place de choix au développement du capital humain et à la protection du patrimoine naturel avec une priorité à accorder au traitement des taches noires de la pollution.

 

Des objectifs ambitieux, mais réalisables

Une croissance moyenne de 6,5% par an pour les cinq premières années de mise en application du programme. Un rythme rapide, mais réalisable, compte tenu des moyens à mobiliser sur le plan matériel et humain. De toute façon, il s’agit d’une moyenne, il peut commencer par 3 ou 4% la première année et ira en s’accélérant pour atteindre 7% ou 8% la 5e année.

Le rythme de création d’emplois atteindrait 100.000 par an en période de croisière. Cela permettra de faire baisser le chômage de 16% actuellement à 11% au bout de cinq ans.

La maîtrise de l’inflation sera possible, moyennant le recours au contrôle de cinq mécanismes principaux : le système de la contrebande aux frontières, les circuits commerciaux tels que les marchés de gros, l’importation de produits sensibles lors des périodes de pointe, la subvention des produits stratégiques ainsi que la constitution de stocks régulateurs.

Le revenu moyen du Tunisien pourrait ainsi être multiplié par quatre en 2035 et atteindre 35.000 dollars US par an, ce qui correspond au revenu moyen d’un Européen aujourd’hui. 

 

 

 Des moyens à la hauteur des objectifs  

Les experts ont évalué les investissements nécessaires pour réaliser les objectifs assignés au programme : 125 milliards de dinars pour les cinq années de la première législature.

40% de ces investissements seront consacrés au développement des régions.

La répartition de ces investissements serait la suivante entre l’État : 40% et le secteur privé : 60%.

L’État prenant en charge les infrastructures de base, les équipements lourds et les services socio-collectifs, alors que le secteur privé doit assurer la production et la distribution des biens et services donc la création de la valeur, l’emploi et l’exportation. 

Mais alors comment financer ces investissements énormes qui sont trois à quatre fois plus lourds que ceux de ces dernières années ?

Les experts de Nidaa Tounes prévoient un financement à hauteur des deux tiers par l’épargne nationale et un tiers par appel au financement extérieur.

Encore faut-il que cette épargne existe et qu’elle soit disponible pour s’investir dans des projets nationaux et économiques. Durant la Révolution, près de 2 milliards de dinars de dépôts ont été retirés des banques par les épargnants, par réflexe de craintes diverses pour être abrités dans les coffres-forts privés vendus par camions entiers le long des routes.

Pour ce qui est du financement extérieur, notre dette souveraine a atteint ses limites, 50% du PIB. Qui va nous prêter dorénavant et à quelles conditions ?

Il faut croire que la restauration de la confiance et l’amélioration de la notation souveraine par les agences de rating vont de nouveau nous permettre le soutien des institutions financières internationales et de l’Union européenne, tandis que la pratique d’une politique réellement incitatrice vis-à-vis des investisseurs étrangers contribuera de nouveau à un certain engouement pour l’implantation en Tunisie. 

  

Dix actions et mesures prioritaires

Le professeur Ben Romdane affirme que le programme de développement de Nidaa Tounes se déploie en dix points qui se complètent en un ensemble cohérent. Une sorte de feuille de route.

Tout d’abord restaurer la confiance et installer une nouvelle gouvernance politique et économique. Il s’agit de proposer au peuple tunisien une vision et un projet de société susceptibles de le mobiliser et de lui faire reprendre espoir, une administration neutre compétente et rénovée disposant de larges prérogatives, de grands moyens, que ce soit au niveau central ou régional.

Il y a ensuite le désenclavement des régions grâce à des réalisations d’infrastructures de base : routes, autoroutes, chemins de fer, fibres optiques, adductions d’eau, de gaz et d’électricité.

Les régions doivent être dotées d’équipements de base comme les zones industrielles et les complexes technologiques pour que les groupes industriels privés puissent y implanter des projets économiques.

Le mode de vie doit changer dans les régions intérieures, pour que les cadres et les promoteurs viennent s’y installer volontiers. C’est ainsi que des “centres de vie” doivent être implantés dans chaque chef-lieu de gouvernorat pour permettre à la population d’accéder à un niveau de vie correct.

Des institutions de développement régional doivent être crées dans chaque gouvernorat avec une banque dans chaque région.

Une task-force, sorte de comité composé de cadres supérieurs dans chaque région, aura pour mission de constituer une banque de projets, d’identifier les goulots d’étranglement à dépasser, de résoudre les problèmes fonciers, techniques et juridiques.

Mais aussi de fournir du coaching aux jeunes et d’accompagner les nouveaux promoteurs.

 

La promotion des jeunes et des femmes

Les programmes se proposent de faire participer la jeunesse aux questions relatives à la réforme du contenu de l’éducation et de réduire l’abandon scolaire précoce grâce à des cours de soutiens officiels. Il y aura des bourses décentes pour les étudiants du supérieur.

Il a été prévu de créer des pôles intégrés université-formation-emploi comprenant des universités et des entreprises industrielles dans le but de favoriser l’insertion professionnelle des diplômés et de faire coopérer étroitement patrons du privé et enseignants.

L’État se propose de fermer les chantiers saisonniers (assistanat à l’emploi) et les remplacer par des contrats de formation-emploi au profit des jeunes. C’est ainsi que 20.000 cadres-jeunes seront appelés, dans le cadre de centres de formation répartis dans tous les gouvernorats du pays, à permettre aux jeunes d’acquérir une véritable formation professionnelles pour les habiliter à assurer les métiers de l’avenir.

L’État fournira aux jeunes promoteurs leur part d’autofinancement en cas de création d’entreprise ou prendra en charge leur salaire durant deux ans s’il y a un engagement de recrutement par une entreprise privée. Tout cela se fera à travers des associations de la société civile et dans le cadre d’accords de partenariat avec l’État.

Le projet a prévu l’intégration effective des femmes, car la population active féminine n’englobe que le quart des femmes tandis que le taux pour les hommes est de 70%.

Le programme prévoit de doubler la population active des femmes et de la porter de 25% en 2013 à 50% en 2035. En somme, il s’agit de lever une immense injustice. Cela implique une insertion de la femme dans la vie politique, culturelle et économique du pays et par conséquent la fixation de quotas dans toutes les institutions.

Nidaa Tounes a prévu la généralisation de la couverture sociale et un service de santé minimum dans toutes les régions du pays.

Ainsi, l’assurance-maladie sera accordée à tous les Tunisiens, cela passe par une fiscalisation de la couverture médicale. Un intérêt particulier sera accordé à l’équilibre financier durable des caisses sociales grâce à une prolongation facultative de la vie active au-delà de 60 ans.

Le programme a prévu une intégration du monde de la technologie par le haut avec une formation d’ingénieurs, adaptée aux spécificités des régions.

Le développement durable n’a pas été occulté par le projet. C’est ainsi que nous n’avons pas de cadre institutionnel alors qu’il est nécessaire. La pollution industrielle doit être traitée en priorité avec le renforcement des équipements de lutte dans les municipalités.

La mutation énergétique doit se faire et le taux des énergies renouvelables doit atteindre 30% de la consommation nationale en 2035 avec la promotion de l’énergie solaire.

Pour assurer la relance économique de notre pays, l’État doit provoquer une action massive, produire un signal fort pour donner l’exemple, consentir des investissements de grande envergure et réaliser de grands projets durant les deux ou trois premières années de façon à engager le secteur privé à emboiter le pas et à suivre le modèle.

 

Ridha Lahmar  

 

Entretien exclusif avec Slim Chaker

Objectif : 7% de croissance et création de 100.000 emplois par an

 

Slim Chaker est un grand commis de l’État. En effet, il a assuré plusieurs fonctions successives de responsabilité dans l’administration tunisienne. Directeur au Centre technique du textile où il a participé à l’élaboration de l’étude stratégique relative à la mise à niveau du secteur du textile-habillement, puis directeur du FAMEX qui a permis, en collaboration avec les experts de la Banque mondiale, de favoriser l’accès aux marchés d’exportation de plusieurs centaines d’entreprises tunisiennes.

Il a été appelé ensuite à exercer une mission économique au Proche-Orient en tant que fonctionnaire international.

Mais il n’a pas hésité, dès le déclenchement de la Révolution, à démissionner de son poste pour assumer la responsabilité de Secrétaire d’État au Tourisme puis ministre de la Jeunesse et des sports dans le gouvernement de Béji Caïd Essebsi.

 

Comment avez-vous élaboré un programme économique et social et pourquoi l’avez-vous dévoilé en ce moment ?

Chaque parti politique qui se respecte doit œuvrer pour répondre aux attentes du citoyen. Nous avons travaillé depuis le discours de Si Beji Caïd Essebsi, du 15 juin 2012 jusqu’au mois d’octobre, pour définir l’identité de notre pays et situer son positionnement stratégique.

Nous sommes plus de 200 personnes à avoir travaillé sur ce projet : universitaires, experts, cadres supérieurs de l’administration et hommes d’affaires.

Cette diversité est en fait une richesse.

Nous avons constitué dix-sept groupes de travail et rédigé des rapports détaillés.

Nous avons fait approuver ce projet par les instances dirigeantes du parti : conseil national et Bureau exécutif.

Notre démarche a été la suivante : nous avons commencé à partir d’une feuille blanche et nous avons passé en revue l’histoire économique de notre pays avec ses échecs, ses réussites, les menaces et les opportunités. Nous avons examiné quelles sont les tendances de l’évolution mondiale avant de faire des propositions concrètes qui s’articulent en un programme cohérent avec des objectifs, des étapes et des moyens.

Il ne s’agit pas de promesses, mais d’un plan d’action.

 

En quoi consiste votre modèle de développement et quel est votre choix de société ?

Il ne s’agit pas pour nous d’adopter l’un des schémas classiques, par exemple le libéralisme de droite, parce que tout d’abord nous sommes un parti du centre, mais aussi parce que les schémas classiques sont dépassés. Nous sommes partis de la situation actuelle pour chercher des solutions aux problèmes sociaux du peuple tunisien, en tenant compte de nos potentialités économiques. Nous devons trouver une cohérence entre la loi du marché et le rôle de l’État qui doit assurer son rôle d’arbitre. Garant de la sécurité et protecteur de la société, l’État doit assumer les fonctions nobles comme l’éducation, mais il ne peut tout faire.

C’est le secteur privé qui doit assurer la croissance, créer les emplois et promouvoir l’export. L’État doit créer un environnement favorable à la croissance économique, il doit donner au secteur privé l’envie d’investir : réduire la bureaucratie et les contraintes, optimiser le coût des transactions, mettre en place des incitations cohérentes. Nous avons besoin d’une administration neutre, modernisée et efficace. Toute la population devrait avoir droit à la sécurité sociale.

 

Quels sont les piliers essentiels sur lesquels repose votre programme ?

Notre programme économique et social répond aux revendications légitimes de la Révolution. C’est pourquoi il repose sur quatre axes essentiels : l’emploi, la jeunesse, le développement régional et la justice sociale. Trois séries de mesures sont à entreprendre pour développer nos régions intérieures.

Rompre l’isolement des régions entre elles et vis-à-vis de la capitale sur tous les plans : routes, voies ferrées, transports, télécoms. Décentraliser et déconcentrer le pouvoir : chaque région doit maîtriser son destin par elle-même grâce à des contrats-programmes entre l’État et les régions.

Les conditions et le cadre de vie doivent changer dans les régions : hôpitaux, lycées, logements, services publics et privés.

Les forces de production doivent évoluer : agriculture, industrie et services doivent monter en gamme, en valeur ajoutée et en technologie.

Tout le système éducatif et de formation doit être réformé de sorte que chaque diplôme doit déboucher sur un emploi.

La priorité, pour les jeunes et les femmes, c’est la formation, la participation et l’intégration professionnelle et sociale. Le système financier et bancaire doit être adapté aux besoins de financement des entreprises.

Dans notre projet, le système associatif est appelé à jouer un rôle majeur grâce au renforcement du rôle des associations de développement qui doivent financer les petits projets comme Enda et passer du site urbain aux zones rurales.

Il y a enfin l’ouverture de la Tunisie sur le monde. Comme vous le savez c’est l’avenir du monde, tel que l’Asie du Sud-Est et nous devons nous orienter vers les pays à forte croissance que sont la Chine et l’Inde. De toute façon, notre pays accèdera bientôt au statut de partenaire privilégié de l’Union européenne. C’est pourquoi nous devons œuvrer à reconstruire l’image de notre pays et faire savoir à l’international que nous avons des compétences et des talents dans tous les domaines, y compris à la NASA pour participer à la conquête de l’espace.

L’État doit mettre tout son poids au début avec la réalisation de grands projets.

 

Finalement, quels sont les objectifs à atteindre ?

L’ambition de ce programme est de parvenir à un rythme de croissance du PIB de 7% par an au bout de cinq ans et de faire baisser le chômage de 5% en cinq ans : passer d’un taux de 16% à 11%. Cela correspond à la création de 100.000 emplois par an.

Entretien conduit par 

Ridha Lahmar

 

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