La séance du Forum, consacrée à débattre de ce thème a été présidée par M. Hakim Ben Hammouda, ministre de l’Économie et des finances et animée par plusieurs orateurs prestigieux de différentes nationalités.
Relever des défis socio-économiques majeurs
M. Hakim Ben Hammouda a fait un exposé à l’ouverture de la séance au cours duquel il a insisté sur la différence de nature du contexte politique de la transition entre les différents pays du Sud. En Tunisie, la crise politique était à son comble en 2013, entre ceux qui portent un projet de valeurs modernistes et ceux qui se focalisent sur un projet identitaire. La Constitution adoptée est finalement une synthèse basée sur un islam moderne.
Le rapprochement nord-sud se fait sur la base d’une transition démocratique pacifique. La situation économique héritée par le gouvernement actuel en Tunisie est difficile et complexe avec de fortes revendications sociales, des dépenses croissantes et des recettes en baisse qui dépassent la capacité de l’État. Les défis structurels et les enjeux sont lourds notamment le déficit des entreprises publiques et les difficultés des banques publiques.
Notre modèle socio-économique doit être repensé et nous devons adopter un modèle de croissance inclusive pour lequel nous avons besoin de l’appui économique et financier de nos partenaires extérieurs. Or l’UE connaît une crise économique depuis cinq ans.
Plusieurs pistes sont possibles pour redresser la situation : reconversion de la dette, promotion des investissements,…
Les multiples atouts de la Tunisie
M. Luc Chatel, ancien ministre du gouvernement Sarkozy a été le premier à intervenir. Il a reconnu que le challenge est difficile à relever par la Tunisie, mais que notre pays dispose de plusieurs atouts et donc dispose de la capacité nécessaire pour dépasser les convulsions révolutionnaires.
En effet, la Tunisie est le symbole de la défense des valeurs universelles : promotion de la femme, libre entreprise, économie ouverte. Pour favoriser le développement industriel en Tunisie, il y a le manque à gagner qui découle de la non intégration économique du Maghreb. Ce n’est pas une utopie, il suffit de constater ce qu’est devenue l’UE.
Il faudrait relancer le processus de l’Union pour la Méditerranée qui est une grande idée qui s’est enlisée malheureusement. L’erreur a consisté pour l’UE de privilégier l’élargissement de l’Europe aux dépens de l’approfondissement.
Plusieurs secteurs méritent d’être renforcés au niveau de la coopération entre l’UE et la Tunisie pour rebondir comme les NTIC, les industries vertes et les bio carburants.
Nous devons revoir le partage des rôles au niveau de la chaîne des valeurs, afin de réaliser des gains de compétitivité : c’est la co-localisation. L’enjeu du futur est la formation, principal défi à relever. Le marché de l’emploi exige une technicité de plus en plus pointure.
Nous devons investir dans la formation, des formateurs et la France n’a pas à imposer son système aux autres pays. L’Inde forme cette année 700.000 ingénieurs, car il n’y a pas d’ingénieurs au chômage dans le monde.
L’UE n’a pas de plan d’action pour le Sud
M. Lotfi Boumghar, universitaire algérien a fait un exposé sur le degré de l’efficacité de l’aide de l’UE en faveur des transitions démocratiques dans les pays du sud de la Méditerranée. Certes l’UE dispose de leviers permettant d’améliorer la gouvernance et de dispenser de l’aide à travers les fonds structurels MEDA.
Mais cela est nettement insuffisant pour faire face aux défis croissants. Il faut dire aussi que l’Europe est en pleine crise financière, mais les gouvernements peuvent inciter les investisseurs privés à promouvoir des projets dans les pays du sud. Malheureusement, l’investissement ne se décrète pas. Il faut une volonté politique endogène pour améliorer l’attractivité des pays du sud : séduire les investisseurs, renforcer les facteurs de compétitivité, améliorer le climat des affaires.
L’UE est dans l’incapacité d’adapter des plans d’action efficaces et adaptés aux besoins changeants des pays du sud. L’UE a fait le choix d’être un grand marché, plutôt qu’une puissance politique et militaire. Par conséquent, elle a peu de prise sur les pays du Printemps arabe.
Le projet européen est en panne, la politique de voisinage a peu progressé, il n’y a pas de véritable partenariat. Il faudrait développer le projet Erasmus pour permettre aux jeunes de croire en un véritable dessein euro-méditerranéen.
Le rôle du secteur privé
M. Ghazi Ben Tounès, ancien banquier et chef d’entreprise, chef exécutif vice-président de SICPA, leader mondial en matière d’encres pour les billets de banque, a fait un exposé relatif au rôle du secteur privé.
Il a commencé par rappeler qu’il avait accompagné son président à deux reprises pour proposer aux autorités tunisiennes la réalisation d’un grand projet en Tunisie avec un investissement de 50 millions de dollars US, permettant de créer 500 emplois d’ingénieurs, sans qu’il y ait de réponse à ce jour.
M. Ben Tounès a poursuivi en affirmant qu’il y a deux visions en Méditerranée : la vision pragmatique et le rêve. Il y a un grand déséquilibre dans les échanges entre l’UE et la Tunisie. En effet, alors que la Tunisie oriente 75% de ses échanges commerciaux vers l’UE, la Tunisie ne représente que 1% des échanges commerciaux de l’UE.
L’UE a mis en place des structures stables qui fonctionnent correctement alors que les pays du Maghreb n’ont pas avancé du tout depuis un quart de siècle sur le chemin de l’intégration économique ou de la coordination des actions politiques et des programmes de développement. Il est impossible aujourd’hui de mettre autour d’une table les responsables des 5 pays du Maghreb, ce qui est anormal.
En Tunisie des dizaines d’hommes d’affaires sont démunis de leurs passeports depuis trois ans. Comment peut-on leur demander d’investir et de créer des emplois dans ces conditions ?
Il est temps pour les responsables politiques de mettre de l’ordre, chacun dans son propre pays. Les pays du Maghreb doivent adopter la libre circulation des personnes, des capitaux et des marchandises pour créer une nouvelle dynamique de développement. Il y a lieu de fédérer une nouvelle dimension, celle de la liberté.
Quant au problème de l’université tunisienne, c’est que c’est le seul pays au monde où il y a des ingénieurs au chômage. Au cours du débat M. Ghazi Ben Tounès est intervenu pour affirmer que nous devons définir nos intérêts et ne pas nous exprimer avec nos sentiments.
Nous devons restructurer notre économie et dialoguer avant de nous repositionner sur le plan politique régional. L’UMA a besoin d’être redynamisée, nous devons nous mettre ensemble et trouver une locomotive. Nous devons montrer que nous sommes également capables de créer de la richesse et d’attirer les jeunes au Forum de Réalités.
Mme Bouchra Benhida, chercheure en géostratégie, a commencé par poser la problématique dans la zone Euromed.
C’est l’existence d’une crise identitaire : un conflit culturel entre les deux rives auquel s’est superposée la mise ne place d’un paradigme financier et économique. Le génie méditerranéen consiste à porter un projet méditerranéen qui peut réaliser la prospérité ou aboutir à une catastrophe : l’affrontement. Il s’agit de faire de la Méditerranée un espace de réappropriation de valeurs différentes des pays du nord et du sud. Un sondage réalisé auprès des jeunes tunisiens est significatif de l’évolution des mentalités.
C’est aussi que le sentiment d’appartenance à la région méditerranéenne a baissé de 7% à 4%, tandis que l’appartenance au Maghreb a progressé de 31% à 43%.
Par contre l’appartenance à la région arabe a progressé de 11% 24%. Alors que le rapport fait par Bruxelles lors de l’élaboration du processus de Barcelone est plus préoccupé par les questions ayant trait au terrorisme que les aspects culturels. La civilisation méditerranéenne est basée sur les sciences, la sensibilité…
La problématique de la région c’est que la réalisation d’un taux de croissance élevé s’est faite en même temps que l’accélération de l’injustice sociale et la pauvreté.
Il est donc essentiel de faire participer la population à l’élaboration et à la définition de son propre destin. Nous devons croire en nos propres utopies pour progresser.
M. Winfried Veit, universitaire allemand et spécialiste de la politique extérieure de l’UE, a traité dans son exposé de la crise économique et de la politique de voisinage de l’UE.
Une consultation regroupant un échantillon représentatif de l’opinion publique européenne comportant 350 personnes a permis après plusieurs réunions d’établir quatre scénarii à l’horizon 2020. Cette consultation a permis d’aboutir à des constats plutôt pessimistes, c’est ainsi que des menaces réelles pèsent sur l’existence de l’euro, la dissolution de l’UE, l’instabilité règne dans les pays du voisinage de l’Europe avec la crise en Ukraine.
Des questions de géostratégie comme la définition de l’avenir des relations de l’UE avec la Russie vont prédominer et faire en sorte que la Méditerranée n’est pas une priorité pour l’Europe. L’UE n’est pas une force militaire et politique. La Méditerranée n’est perçue qu’à travers les aspects sécuritaires et migratoires.
Le scénario 1 porte sur une Europe qui tâtonne : l’euro ne peut assurer ni la croissance ni l’emploi. Le chômage des jeunes atteindra 60% en Grèce et 50% en Italie. La situation sera grave et le soutien de l’État va baisser. 20 à 40%, des élus aux parlements seront issus des partis populistes.
Le scénario 2 porte sur l’éclatement de la zone Euro avec le départ de la Grèce et de l’Italie. Les réactions protectionnistes vont se développer et le nationalisme va progresser. Il y aura un choc mondial et une récession globale. Ce scénario sera catastrophique pour la Méditerranée.
Le scénario 3 : un noyau dur va émerger en UE, ce sera une Europe plus petite, plus forte et plus efficace.
Le scénario 4 : l’UE sera plus forte et plus intégrée mais il y aura une Europe à deux vitesses, centrée sur l’euro.
La place de l’Europe sur le plan mondial sera renforcée. Il y aura alors un retour de la politique vers une Méditerranéen, plus solide et plus étroite.
Un débat interactif
Plusieurs orateurs sont intervenus pour arriver et relancer le débat qui a été arbitré par Hakim Ben Hammouda. Hatem Karoui pose la question, comment passer à un partenariat avancé alors que depuis le 14 janvier 2011 on constate qu’il y a un ralentissement dans les négociations ?
Il n’y a pas encore de cotraitance dans l’industrie du textile-habillement et nos exportations connaissent des résistances. M. Tahar Sioud a constaté qu’il y a des dérapages et des déceptions au niveau de la politique de voisinage et de l’Union pour la Méditerranée. Pour l’UE, tout passe avant le soutien à apporter aux pays du sud.
Il y a lieu de réviser notre vision de l’avenir a-t-il souligné et repartir sur d’autres objectifs.
M. Chakib Nouira raconte que M. Romano Prodi, alors président de la Commission européenne avait pensé au Maghreb pour l’écoulement de nos produits alors que notre marché naturel c’est l’UE. En effet, le PIB des 4 pays maghrébins est à peine équivalent à celui de la Belgique.
De son côté M. Mustapha Nabli, ex-gouverneur de la BCT est ancien ministre, est intervenu pour affirmer qu’on tourne en rond, en évoquant les mêmes problèmes sans avancer. Le tournant de Barcelone a été raté : le sud est un danger pour l’Europe et non un partenaire. L’UPM a été conçue sur des sous-entendus.
L’UE n’est pas prête pour coopérer, il faut remettre à plat le problème pour asseoir la coopération sur une base solide.
Rachid Sfar, ancien premier ministre et intervenu longuement pour livrer ses réflexions à l’assistance. Il affirme que la société civile est dynamique en Tunisie et c’est notre espoir pour relever les défis qui nous attendent. Nous avons des problèmes intérieurs, il faut mettre en place les jalons nécessaires pour restructurer l’économie de notre pays, en attendant que l’UE mette de l’ordre dans ses propres structures.
Chaque fois l’UE invente un nouveau projet pour faire croire qu’il y a un espoir. Pour ma part, je suis optimiste. L’Humanité a toujours progressé. Jacques Delors a dit “Les peuples font l’Histoire et les politiques courent derrière”.
Le bon scénario, c’est que l’UE construise un ensemble cohérent avec le Maghreb.
M. Prodi aurait dit “que le partenariat avancé c’est tout sauf les institutions” or notre pays n’a pas accès aux fonds structurels, c’est à dire les dons, ce qui est le cas pour les pays de l’est européen. Abderrazak Attia, ancien ambassadeur de Tunisie à Bruxelles a fait une rétrospective des relations entre l’UE et la Tunisie.
D’abord, des relations dans un cadre bilatéral ensuite dans le cadre régional : processus de Barcelone.
Les Tunisiens de l’intérieur ont une vague notion de l’UE mais ils voudraient bien y vivre. La Tunisie a présenté sans suite un document à l’UE “Approche pour une vision de co-développement” ainsi que la création d’un fonds de développent avec plusieurs guichets.
M. Abdelwaheb Al Hani, président du parti El Majd a affirmé que l’UE se comporte comme une forteresse fermée aux flux migratoires des pays du sud, or nous ne pouvons pas construire un partenariat entre les pays maghrébins et l’UE alors que les pays européens constituent un espace fermé.
Il faudrait favoriser le transfert de la technologie et du savoir-faire européens au profit des pays du Maghreb, à travers des centres de recherche communs et dans les universités. M. Veit a affirmé de son côté que l’UE est une société d’émigration organisée, alors que la démocratie connaît une crise en Europe, tandis que l’est européen est une démocratie de façade.
Ridha Lahmar