Quelle stratégie face au terrorisme ?

À l’heure où nous mettons sous presse, le bilan des agents de sécurité, victimes des explosifs à Djebel Chaambi est en train de s’alourdir. La guerre contre le terrorisme s’avère longue et difficile. Y sommes-nous réellement préparés ? 

 

Rien ne va plus pour les forces de sécurité qui se trouvent aujourd’hui seules, mal équipées et mal protégées juridiquement face à un phénomène transnational que même les grandes puissances n’arrivent pas à éradiquer. Depuis le 29 avril, date de l’explosion de deux mines antipersonnel dans le mont Chaambi (ayant fait deux blessés dont l’un a perdu une jambe et l’autre la vue) les agents de la Garde Nationale et de l’armée n’arrêtent pas de recenser les victimes dans leurs rangs, pour dénombrer jusque-là, 17 blessés. Les deux syndicats des forces de sécurité ont décidé de réagir en organisant jeudi dernier (2 mai) un sit-in devant l’ANC et envisagent, le 10 mai courant, aller voir directement les députés pour les sensibiliser à la situation sécuritaire du pays et aux mauvaises conditions de travail dans lesquelles ils exercent, tout en appelant toutes les composantes de la société civile à se joindre à leur combat. 

 

Déséquilibre des forces

 «Le crime a évolué, mais  la situation de l’agent de sécurité est restée la même, de point de vue des équipements et de la législation, affirme Chokri Hamada, porte-parole du Syndicat national des forces de la sûreté intérieure. Les  policiers en ont assez d’être ciblés dans cette lutte acharnée contre le terrorisme, sans avoir le soutien nécessaire et sans bénéficier d’un minimum d’équipements pour accomplir convenablement leur mission. 

Plus que l’existence de groupes terroristes, les évènements de Kasserine ont révélé le manque de moyens dont disposent les forces de sécurité. Des équipes partent ratisser une zone montagneuse, difficile d’accès, sans équipement médical, sans détecteurs d’explosifs, sans gilets pare-balles ou casques. En face d’elles se trouvent des groupes terroristes  bien entraînées et en possession d’armes des plus sophistiquées, comme l’avait révélées les découvertes réalisées dans le maquis à djebel Chaambi.  

Les deux premières victimes des explosifs sont restées sans sécours pendant au moins quatre heures, d’après les révélations de leurs camarades, avant que n’arrive un hélicoptère pour les évacuer, lequel ne possédait pas les cordes nécessaires pour les élever, vu qu’il était impossible d’atterrir dans  la montagne.  Selon un agent de sécurité de Kasserine qui était présent sur place, «deux de nos collègues ont été obligés de retirer leurs vestes respectives et de couper deux grandes branches d’arbres pour former des brancards et faire descendre les blessés vers l’ambulance stationnée en bas de la montagne.»

Le pire est que les opérations de ratissage ont continué le lendemain, dans les mêmes conditions, ce qui a aggravé le bilan de neuf blessés, provoqués par de nouvelles explosions. Tout cela incite à s’interroger sur les conditions de travail des forces de  sécurité. Des conditions inadaptées à la nature du danger qui les guettent.  «Nous avons beau appeler, depuis un an et demi, à l’amélioration de notre situation, mais nous n’avons reçu que de promesses de l’autorité de tutelle et aucune mesure concrète dans ce sens», note Chokri Hamada.

Les agents de sécurité sont habités, désormais, par un sentiment de colère, mais aussi d’inquiétude. Pour eux, le problème ne vient pas de commencer avec les explosions de Chaambi, mais remonte au mai 2011, date des évènements terroristes de Rouhia. Et depuis, les pertes dans leurs rangs n’ont cessé d’augmenter. Ils estiment qu’il n’y a pas de volonté politique de changer leur situation. Car comment expliquer que la prime du danger ne dépasse pas les 20 DT et qu’ils ne soient pas concernés  par la loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles ?

«Nous avons  présenté à l’ANC, il y a une année, une vision globale pour la réforme de l’institution sécuritaire, afin de la rendre plus performante et d’améliorer les conditions d’exercice de notre profession, mais rien n’a été fait», explique Chokri Hamada. Pire, «quand nous sommes allés voir  Mehrezia Laâbidi, vice-présidente de l’ANC, à la suite de notre sit-in de jeudi dernier (2mai) elle a affirmé qu’elle n’était pas au courant de tout cela», se lamente Riadh Rezgui, vice-président du Syndicat national des orces de la sûreté intérieure. «Comment voulez-vous dans ces conditions que l’agent de sécurité, soit performant contre les différents dangers qui guettent la Tunisie ?», s’indigne-t-il.

 

L’approche préventive négligée

Une question qui se pose: est-ce que les conditions de travail des agents de sécurité étaient meilleures à l’époque de Ben Ali ? Et comment se fait-il que le danger terroriste, qui n’est pas nouveau dans le pays, était à l’époque maitrisé ?

«Notre situation professionnelle n’était pas meilleure sous l’ancien régime, mais notre travail était axé sur la prévention du terrorisme», explique Mahmoud Kahri, Secrétaire général du syndicat de base de Feriana. «On attaquait le problème à l’origine. Avant même qu’un salafiste ait l’idée de passer à l’acte, on l’embarquait et  on l’obligeait à dénoncer ses camarades. On avait toutes les informations sur les terroristes, leurs réseaux, leurs déplacements, leurs appartenances… Aujourd’hui, les choses ont changé. Le nouveau régime nous impose de ne pas faire ce travail préventif, en estimant qu’il y a risque d’atteinte aux Droits de l’Homme et qu’il ne faut arrêter une personne que sur la base d’une preuve tangible», poursuit–il.

Les agents de sécurité ont du mal à accepter ce diktat, surtout qu’ils savent très bien que la mouvance salafiste djihadiste est là pour mener des opérations sur le terrain et qu’elle utilise tous les moyens à sa disposition  (propagande dans les mosquées, recrutement de nouveaux éléments, stockage d’armes, etc.) afin d’atteindre cet objectif. Pourquoi donc la laisser prospérer, augmenter son effectif puis passer à l’acte ? 

Certains vont même jusqu’à soupçonner le pouvoir en place de ne pas vouloir réellement arrêter les djihadistes. Sinon comment expliquer que des agents de sécurité, n’ont pas reçu d’ordres de faire usage de leurs, alors qu’ils en avaient la possibilité. «On les voyaient  courir devant nous à une distance d’une centaine de kilomètres dans la montagne, et on ne pouvait pas les toucher par balles, car nous n’étions pas autorisés à le faire », affirme un agent de sécurité, membre du groupe de ratissage de Chaambi. D’autres agents avaient d’ailleurs confirmé ce constat. Des accusations qu’avait nié en bloc le ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, dans une interview donnée à Africainmanager, en affirmant que des déclarations pareilles n’étaient que «de la surenchère !»

Des membres du Syndicat national des forces de la sûreté intérieure soulèvent aussi la question de bloquer tous les endroits susceptibles de servir d’abris aux groupes terroristes. «À l’époque de l’ancien régime, nous avons systématiquement et dès 2009, bouché toutes les caves et les grottes et détruit les maisons isolées et les mausolées que les djihadistes pourraient transformer en refuges. Malheureusement, ce travail n’a pas été poursuivi  après la Révolution», affirme Nabil Yaâkoubi, Secrétaire général adjoint. Résultat : l’armée a retrouvé plusieurs cachettes  (grottes, caves ou maisons délaissées)  utilisées par les terroristes.

Une chose est sûre, tout le système sécuritaire mis en place avant la Révolution et qui avait fait ses preuves dans la lutte anti-terroriste malgré les abus, a été démantelé par la suite. En témoigne la dissolution du service de renseignement de «Sécurité de l’État» qui était une mine d’informations sur le terrorisme. Il faudra ajouter à cette situation la non-application, pour le moment, de la loi contre le terrorisme.

 

Situation propice au développent du terrorisme

L’abondon de l’approche préventive, l’absence de réforme au sein de l’institution sécuritaire et le manque de confiance entre le citoyen et l’agent des forces de l’ordre ont aidé les groupes terroristes à se reconstituer en Tunisie, à se renforcer et à se restructurer, en s’alimentant de nouveaux éléments recrutés sur place (dans les prisons, les mosquées et les quartiers populaires) ou venus de l’étranger. Certains avaient fait la guerre en Afghanistan comme Abou Iyadh, en Irak, en Tchétchénie et en Somalie. D’autres opéraient dans les réseaux de soutien au terrorisme, situés en Europe.

Mais il ne faut pas oublier qu’un noyau dur, formé de cellules dormantes, existait déjà au temps de Ben Ali. Les participants aux évènements de Soliman en 2006, qui avaient bénéficié de la loi sur l’amnistie générale en mars 2011, sont eux-mêmes qu’on a retrouvés durant les évènements de Rouhia en mai 2011, à Bir Ali Ben Khelifa en février 2012 et à Chaambi en décembre 2012 où ils constituaient la Katiba d’okba Ibn Nafaâ, dont 18 éléments avaient été arrêtés. Cette Katiba se revendiquait qui revendiquait d’Al Qaïda, en tant que son bras opérationnel en Tunisie. 

La guerre en Libye a donné, par ailleurs, un vrai coup de pouce à ces groupes qui ont bénéficié d’un réservoir important d’armes, permettant d’alimenter à la fois l’antenne tunisienne et celles existant en Algérie et au Mali. 

Et contrairement à ce l’on pensait, le territoire tunisien n’est plus une terre de passage, mais d’installation pour ces djihadistes. Le commandant de l’US Africa Command (Africom) Carter Ham avait averti les autorités tunisiennes, lors de sa visite en Tunisie en mars 2013 que l’AQMI (Al-Qaïda dans le Maghreb Islamique) a l’intention de s’implanter en Tunisie et d’y créer une antenne. Les derniers évènements de Kasserine confirmeraient cette alerte. En outre, les objets laissés par les djihadistes dans le maquis (armes,  lettres, stock d’aliments, barils d’eau, matériaux pour la création de bombes artisanales) montrent que ces derniers, dont le nombre avait été estimé, par une source sécuritaire à une cinquantaine, ont bel et bien l’intention de s’installer durablement. 

Les opérations de ratissage ont aussi démontré qu’il existe des connexions entre terroristes tunisiens et algériens, voire libyens. On est donc, face à un réseau bien organisé et bien équipé, lequel compte mener des opérations terroristes dans ce qu’on appelle «le triangle djihadiste» comprenant la Tunisie, la Libye et l’Algérie, avec la possibilité d’étendre ses activités au Mali et en Syrie.

Bien que le péril terroriste ne soit plus à démontrer, le pouvoir politique continue à le condamner timidement. Il  a fallu attendre le 3 mai (soit une semaine après les premières explosions) pour que Rached Ghannouchi, président d’Ennadhha, ne prenne la parole  pour annoncer que les évènements de Kasserine sont «des actes terroristes, contraires à la religion et à la loi». Cela en dit long sur la position des islamistes face à ce danger. Rappelons que longtemps, Rached Ghannouchi avait défendu les adeptes de la mouvance salafiste en déclarant qu’ils étaient «ses enfants» et en refusant de prendre des mesures contre leurs actes de violence. Longtemps,  Ali Laârayedh, ex-ministre de l’Intérieur a négligé les réclamations des agents de sécurité, en minimisant le péril terroriste. 

C’est pour cela que ces derniers réclament aujourd’hui une définition claire du «terrorisme», afin de pouvoir lutter contre ce phénomène, sans craindre des sanctions de la part du régime.

Un dialogue national autour de cette question s’avère urgent, afin de trouver des solutions qui ne soient pas uniquement sécuritaires, mais aussi économiques,  politiques et sociales.

Hanène Zbiss

 

Montassar Matri, Secrétaire général de l’Union nationale des Syndicats de forces de sûreté tunisienne (UNSFST)

« Nous exigeons un soutien fort et direct »

 

Les conditions de travail des forces de sécurité sur le terrain à Chaambi ont-elles été améliorées à la suite des décisions du ministre de l’Intérieur et du chef du gouvernement ?

Jusque-là, rien n’a changé. Nos forces sont en train d’opérer sur le terrain avec les mêmes moyens, toujours mal équipées et exposées aux dangers.

 

Quel est le but de l’action que vous comptez organiser le 10 mai prochain à l’ANC ?

Depuis deux ans, nous réclamons l’amélioration de nos conditions de travail, nous avons fait le plein de promesses. Aujourd’hui, nous exigeons des décisions immédiates de la part du pourvoir en place et un soutien fort de la part de la société civile, des citoyens et des représentants du peuple. 

Nous allons les tester le 10 mai prochain quand nous allons s’adresser directement aux députés de l’ANC. Nous en avons assez de toutes ces personnalités politiques qui viennent nous visiter, à l’occasion d’attaque contre nos camarades. Aujourd’hui, nous voulons un appui fort et direct. 

 

Estimez-vous, que vous êtes rentrés aujourd’hui dans une confrontation directe avec les djihadistes qui vous considèrent comme ennemi N°1 à abattre ?

La confrontation avait déjà commencé quand nous avons publié un communiqué le 27 mai 2012 où nous avons informé les Tunisiens de l’existence d’un groupe terroriste  qui s’entraine dans les montagnes, mettant en danger la sécurité du pays. On ne nous a pas écouté à l’époque et voilà le résultat.

L’agent de sécurité est depuis longtemps  visé par ces éléments, mais la prochaine cible, c’est le citoyen. L’assassinat de Chokri Belaid a démontré que la Tunisie est entrée dans la phase du crime politique et du crime organisé. 

 

Ce qui se passe actuellement, ne vous rappelle-t-il pas le scénario algérien ?

Tout à fait ! Nous sommes en train de le revivre  étape par étape. Mais nous allons faire face à ce phénomène. Car nous sommes finalement des musulmans et nous ne pouvons pas être des cibles pour le djihad, comme prétendent ces groupes. 

 

L’annulation de la stratégie préventive pour la lutte contre le terrorisme a-t-elle permis à ces groupes de prospérer ?

Je considère que chaque personne ayant appelé à la dissolution du service de « Sûreté de l’État » doit assumer sa responsabilité dans ce qui se passe actuellement. En absence d’une stratégie préventive, notre tâche consiste aujourd’hui à éteindre l’incendie, au lieu d’empêcher son déclenchement. 

 

Nous avons constaté durant les évènements de Kasserine que la population est en train d’aider les terroristes ? Comment voyez-vous ce comportement ?

Le but de notre action le 10 mai prochain est justement de sensibiliser le citoyen quant à la menace terroriste et d’essayer de dépasser le manque de confiance entre lui et l’agent de sécurité. Car, là, le danger va toucher tout le monde. 

 

Propos recueillis par H.Z.

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