L’organisation récente du forum international des Tunisiens de l’étranger à Hammamet a permis de mesurer, à travers les contestations de la société civile, le divorce profond qui existe entre les aspirations des migrants tunisiens et la politique pratiquée par le gouvernement en la matière.
Les observateurs constatent l’absence de mécanismes appropriés pour canaliser les potentialités des émigrés en faveur de l’impulsion du développement en Tunisie.
Avec un effectif officiel qui dépasse 1,300 million de personnes, sans compter les clandestins et les non déclarés des transferts officiels en devises, sans comptabilisation des invisibles et des importations en nature sans paiement, de l’ordre de 3,4 milliards de DT par an, l’émigration constitue un poids lourd dans l’économie et la société tunisiennes.
Or, malgré quelques avantages matériels mineurs accordés aux émigrés et leur participation à l’ANC et aux élections, il n’y a pas eu de prise en compte du rôle vital et stratégique que devrait et pourrait assumer la colonie tunisienne implantée à l’étranger en matière de participation au développement du pays, de transfert de technologie et d’impulsion de la croissance économique dans le pays natal.
Il n’y a jamais eu de conception ou de mise en place d’une stratégie d’émigration conçue par l’État en coopération étroite avec la société civile et les représentants de cette colonie. Pis encore, la création du Conseil supérieur des Tunisiens de l’étranger, organe consultatif promis par le gouvernement depuis 18 mois n’a pas encore vu le jour.
Choix ou contrainte ?
Si pour certaines catégories de compétences ou de talents l’émigration est plutôt un choix, c’est le plus souvent une contrainte ou une obligation liée à l’étroitesse du marché du travail en Tunisie. En effet, la structure démographique de la population tunisienne fait que 80.000 à 90.000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail alors que la croissance économique ne permet de recruter que la moitié dans le meilleur des cas. L’autre moitié est vouée au chômage sinon à l’émigration.
Cela explique, sans le justifier, l’ampleur et la persistance des jeunes dans le sens de l’émigration clandestine, source de drames qui ont connu une escalade sans précédent après le déclenchement de la Révolution.
Ce chômage touche de plus en plus les diplômés du supérieur dont le nombre atteint 220.000 sur un total de sans-emplois qui dépasse les 800.000 et dont le noyau dur est constitué par la tranche des 40 à 60 ans, essentiellement des travailleurs masculins sans qualification professionnelle précise et sans emploi depuis cinq ans au moins.
Cette contrainte a permis durant plusieurs décennies à des dizaines de milliers de Tunisiens chaque année de trouver un emploi permanent et d’acquérir une formation professionnelle dans les usines, sur les chantiers de bâtiment ou encore dans l’hôtellerie, la restauration, les commerces et services en France et en Italie notamment, mais aussi en Libye. Avec l’instauration des visas Schengen à la fin des années 80, l’émigration vers les pays de l’UE est devenue difficile.
Pour ce qui est du choix de l’émigration, il s’agit surtout de jeunes diplômés et de compétences pour lesquels les conditions de travail et de vie ainsi que le niveau des salaires pratiqués en Tunisie ne convenait pas, c’est pourquoi ils ont préféré s’installer en Europe ou au Canada où ils ont trouvé un emploi et des conditions de niveau de vie convenables.
Une mutation qualitative
Le profil type de l’émigré tunisien des années 60, 70 et 80 n’est plus celui d’aujourd’hui. La colonie tunisienne notamment en France, Belgique, Italie et Allemagne a connu des modifications profondes, en particulier au cours des dix dernières années.
Le profil type des années 70 et 80 était plutôt l’ouvrier de chez Renault et celui du bâtiment, qui laissait souvent sa famille au pays natal, envoyait chaque mois une partie de son salaire en Tunisie et rentrait chaque été et attendait la retraite pour rentrer au pays.
De nos jours, 30% de cette colonie est constituée par des cadres supérieurs, des professions libérales (avocats, médecins, consultants) des ingénieurs recrutés par les grandes entreprises, des commerçants patentés, des chefs de PME, des traders en Bourse (Londres, des enseignants universitaires et des chercheurs en France). Ces “cerveaux” ont été recrutés à la fin de leurs études par les grandes entreprises françaises avec des salaires conséquents. Ils se sont installés et ont fondé une famille sur place.
En effet, il y a 12.000 étudiants tunisiens en France et les statistiques prouvent que près de la moitié ne rentrera pas en Tunisie.
En Belgique, la colonie tunisienne est constituée de commerçants, de cafetiers et de restaurateurs. La référence étant la rue du boucher très touristique à Bruxelles, peuplée exclusivement de Tunisiens.
Contribution au développement
Malgré tous les efforts prodigués et les tentatives déployées par le régime corrompu de Ben Ali, les potentialités énormes de l’épargne des migrants ainsi que le savoir, le savoir-faire et les compétences des cerveaux émigrés n’ont pas été mis à contribution en faveur du développement du pays.
Plusieurs actions ont été organisées pour attirer les “cerveaux tunisiens” par des invitations à des réunions en Tunisie, ou pour embrigader les deux associations qui existent et regroupent les hommes d’affaires tunisiens installés en Europe occidentale, mais cela s’est soldé par des échecs pour plusieurs raisons.
Le premier motif d’échec est la politisation à l’extrême de chaque tentative de rapprochement au profit du parti au pouvoir et non pas au profit du pays et de la nation en tant que telle.
Ensuite, le recours au paternalisme, aux faux-semblants et aux promesses fallacieuses ayant pour but d’exploiter la soi-disant innocence des migrants se sont soldés par des échecs.
C’est ainsi que les responsables qui se déplacent en Europe pour prononcer des discours à la tribune des salles de réunions regroupant les émigrés promettent toutes les facilités aux investisseurs. Rentrés au pays, ces mêmes émigrés rencontrent de multiples difficultés bureaucratiques et finissent par renoncer et repartir déçus pour l’Europe.
La contribution des TRE au développement du pays doit et peut se faire de différentes façons dont l’investissement direct, soit par la création d’entreprises ou encore la participation à des projets agricoles, touristiques ou industriels, soit par des investissements en portefeuille à travers la Bourse des valeurs mobilières par l’acquisition d’actions.
La qualification professionnelle acquise par les TRE durant des décennies lors de leur séjour dans différents secteurs d’activité est un atout précieux pour entreprendre en Tunisie avec succès. Cela implique des facilités et des encouragements surtout au niveau des formalités administratives : agréments, crédits bancaires, permis de bâtir, acquisition de terrains, ce qui est loin d’être le cas. Or notre pays a besoin de relance économique et de création d’emplois, notamment dans les zones intérieures du pays.
Il y a par ailleurs les potentialités de l’apport des compétences tunisiennes installées à l’étranger : chercheurs ou enseignants du supérieur qui disposent de valeur ajoutée élevée et de technologies avancées.
Notre pays n’a pas su mobiliser jusqu’à présent les savants tunisiens au profit du développement du pays alors que cette alternative pourrait, grâce à des partenariats porteurs à nouer entre partenaires tunisiens d’une part, des multinationales et des institutions étrangères prestigieuses d’autre part, engendrer des relais de croissance et de prospérité certains.
L’enjeu du vote des migrants
Selon les observateurs, Ennahdha a pour ambition de parvenir à étendre son influence politique sur la population tunisienne émigrée à des fins électoralistes évidentes. En effet les émigrés détiennent un peu plus de 10% des intentions de vote, ce qui constitue un facteur déterminant en matière d’élections législatives et présidentielles.
Or les TRE ne veulent plus être considérés comme des pourvoyeurs en devises destinées au rééquilibrage de la balance des paiements, ni avoir l’image de chasseurs perpétuels d’avantages fiscaux et douaniers supplémentaires ou encore comme des électeurs dont le pouvoir et l’opposition se disputent en permanence les faveurs à travers des promesses circonstancielles et mensongères, mais des citoyens à part entière avec des droits et des devoirs. Leur ambition est d’être des interlocuteurs crédibles et conscients de leurs possibilités et de leurs limites, assurer les responsabilités de leur rôle d’acteurs économiques au service du développement de la mère patrie.
Ils déplorent souvent une certaine incompréhension de la part de l’administration tunisienne et même parfois un mélange de jalousie et de mépris de la part des citoyens tunisiens résidents en Tunisie en raison des avantages acquis par les TRE comme l’exonération de droits et taxes sur certaines importations.
C’est pourquoi les transferts des émigrés servent surtout à la construction de logements et à la consommation.
Les besoins, les attentes et les aspirations
Il faut dire que la colonie tunisienne à l’étranger, notamment en Europe connaît des difficultés multiples.
Elle est touchée de plein fouet par la crise économique et financière qui sévit dans les pays de l’UE et donc souffre du chômage.
Tous les émigrés ne bénéficient pas de tous leurs droits et avantages sociaux c’est pourquoi il faudrait généraliser les conventions signées avec certains pays dans ce sens.
Un certain nombre d’émigrés sont menacés d’expulsion faute de renouvellement des permis de séjour alors qu’ils sont détenteurs de contrats de travail en bonne et due forme et paient leurs impôts.
Les émigrés aspirent à une reconnaissance de la mère patrie vis-à-vis de leur rôle et de leur attachement au pays.
Ils ont besoin d’assistance sociale et culturelle avec un renforcement des liens qui les unissent à leur pays d’origine. Cours de langue arabe et vacances en Tunisie pour les enfants, services administratifs efficaces dans les consulats.
Ridha Lahmar
Création du conseil supérieur : pour quoi faire ?
Le gouvernement de la Troïka a promis depuis 18 mois, à travers le Secrétariat d’État aux Tunisiens de l’étranger, la création d’un conseil supérieur des Tunisiens à l’étranger.
Or à ce jour il n’y a même pas eu l’ébauche d’un statut et encore moins la mise sur pied de cette institution qui a soulevé l’espoir de voir le gouvernement écouter la voix des émigrés dans un cadre régi par la loi, même s’il s’agit d’un rôle consultatif uniquement.
Les attributions de ce conseil, son mode de fonctionnement ainsi que sa composition passionnent les associations d’émigrés qui sont déçus par les promesses non tenues et ils ont insisté pour manifester leur mécontentement à l’occasion de la tenue du forum des Tunisiens de l’étranger organisé à Hammamet les 19, 20 et 21 août 2013.
Il s’agit de militants sérieux de la vie associative qui veulent être associés à la vie politique, au développement économique et socioculturel de la mère patrie dans le cadre d’institutions et selon des règles transparentes.