Que se passe-t-il dans ce qu’on considérait jusque-là comme le nec plus ultra de la croissance globale ? C’est la question que ne cessent de se poser experts, responsables politiques et institutions internationales. On était persuadé que les pays émergents allaient permettre au monde de retrouver une croissance qui n’avait cessé de s’effilocher depuis la fin des années 1970 et qui a fait des « Trente glorieuses » un vieux souvenir d’un passé très éloigné. Et, la croissance forte que ces pays ont connue depuis près de deux décennies ont porté le monde et lui ont permis de diminuer l’ampleur du marasme et de la dépression. Mais, cette croissance a été également à l’origine d’une refonte de l’ordre international hérité de la seconde guerre mondiale et a fait des économies émergentes, les nouvelles puissances qui sont en train de dépasser les anciennes. C’est l’éclipse de l’ordre hérité des accords de Yalta et l’avènement d’un monde nouveau.
Or, cette dynamique s’est rompue depuis quelques mois et la croissance globale du monde émergent a commencé à se tasser. Ce tassement va se poursuivre lors de l’année 2015 en passant de 4,6 à 4,3% comme l’a indiqué le dernier Economic Outlook du FMI d’avril 2015. Et, surtout les champions de la croissance des pays émergents sont en panne. La Russie et le Brésil sont en pleine dépression et la croissance chinoise se tasse. Seule l’Inde parvient à retrouver de nouveaux ressorts qui lui permettent d’enregistrer une légère reprise.
Cette panne explique les questionnements et les préoccupations des experts et des grandes institutions internationales. Ces questions sont d’autant plus importantes que l’essoufflement de la croissance dans ces pays a eu des effets importants sur l’économie mondiale et pourrait renforcer les tensions dépressionnistes d’autant plus importantes que les autres locomotives de la croissance mondiale, particulièrement l’Europe, éprouvent les plus grandes difficulté à retrouver leur croissance d’antan. Ainsi, la baisse de la croissance des émergents se traduit par la baisse de leurs importations, ce qui est à l’origine d’une baisse de la croissance du commerce mondial et de la croissance globale. Par ailleurs, l’essoufflement de la croissance des émergents et du rythme d’activités de leurs industries est à l’origine de la baisse de leurs demandes en matières premières et par conséquent de la baisse des cours.
Mais, la question qui suscite le plus de recherche est de comprendre les raisons de ce malaise dans la croissance des émergents ? Il s’agit de mieux saisir les raisons du mal qui les ronge et les leçons à en tirer pour d’autres économies.
A ce niveau, les analyses des experts et des institutions internationales mettent l’accent sur les différences entre les pays émergents qui expliquent les trajectoires diverses de ces pays. Ces différences trouvent leurs origines dans les histoires et les structures économiques des différents pays. Les crises des pays émergents et le tassement de leur croissance trouvent une explication dans les difficultés de transitions dans ces pays vers de nouveaux sentiers de croissance.
Commençons par la Chine qui a entamé depuis quelques années une lente et difficile transition des secteurs à fort contenu en main d’œuvre vers une dynamique de croissance portée par les secteurs à fort contenu technologique. Or, en même temps, la Chine a connu une forte augmentation des salaires qui a dépassé les gains de productivité liés au développement des nouvelles activités industrielles. Ce décalage entre les augmentations de salaires d’un côté et la hausse de la productivité est à l’origine de la hausse du coût salarial unitaire et d’une forte appréciation du taux de change et par conséquent d’une baisse de la productivité des exportations chinoises.
La Russie éprouve les difficultés d’une autre transition. Il s’agit de celle de la sortie de la domination des secteurs énergétiques et d’une plus grande diversification de sa structure économique. Il s’agit d’une crise que les économistes connaissent bien et à qui ils ont donné le nom de « Dutch Disease » ou syndrome hollandais en référence à la crise des exportations de ce pays suite à la découverte de grands gisements de gaz dans la province de Groningue dans les années 1960. Les rentrées de devises liées aux exportations de gaz ont été à l’origine de l’appréciation de la devise hollandaise qui a remis en cause la compétitivité des exportations. Et depuis, le terme de syndrome hollandais a toujours été utilisé pour faire référence à cette forte dépendance de certains par rapport à leurs ressources naturelles et aux difficultés de diversification. C’est le cas de la Russie aujourd’hui, qui reçoit en plein la chute des prix du pétrole sur les marchés internationaux.
Les difficultés de transition des autres pays émergents sont de toute autre nature. En effet, les différentes études mettent l’accent sur les difficultés, voire même la stagnation de l’industrie manufacturière et de l’investissement dans les autres pays émergents notamment l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et la Turquie. Ces études mettent l’accent sur trois éléments essentiels qui pèsent sur les transitions notamment l’insuffisance de la main d’œuvre qualifiée, les limites de la production énergétique et le développement insuffisant des infrastructures particulièrement celles de transport.
Ainsi, le royaume des émergents n’est pas le monde idéal et parfait que nous laissaient croire les récits des chercheurs de croissance. En effet, les transitions connaissent des difficultés qui sont au cœur des pannes de croissance apparues depuis quelques mois. Mais, les autres pays en développement, notamment la Tunisie qui doit accélérer sa transition économique, doivent retenir les leçons des émergents. Plus particulièrement, la réussite d’une transition dépendra clairement du rapport entre les hausses des salaires et la productivité qui permet de maintenir la compétitivité économique, la qualité de la formation et de l’éducation, le niveau de développement des infrastructures et la disponibilité de l’énergie.