Par Lotfi Essid
J’aime bien retrouver les amis étrangers quand ils viennent à Tunis. Leurs visites constituent pour moi un bol d’air, une pause, une récréation. Il suffit d’une soirée passée avec un ami qui arrive d’outremer ou parfois d’outre désert, et il me semble avoir à mon tour un pied hors de nos frontières. Quelques bonnes discussions suffisent à me faire retrouver un certain bien-être ; j’oublie ma réalité de seconde main et trouve la vie bien plus supportable, je reçois des ondes positives, je vois Tunis autrement.
En cette fin de printemps, je suis gâté ; à quelques jours d’intervalle, je reçois trois amis, un Egyptien, une Française et un Allemand.
Après avoir déposé ma femme à son travail, mes enfants à leur école, je me rends à l’aéroport pour recevoir Ragah.
Cédant à l’excès d’amabilités, cher aux Egyptiens, je lui dis qu’il ne sait pas à quel point il m’a manqué. Il en profite pour m’embrasser goulûment sur les joues. Essayant de me dégager, il continue ses bises sur ma nuque et mon cou. Je fais ce que je peux pour qu’il ne s’empare pas aussi de mes lèvres. Plus tard, je m’en veux d’avoir repoussé Ragah pour son excès de tendresse, surtout qu’en ce moment personne ne m’embrasse avec autant d’ardeur.
Il est vrai que l’Egypte n’est pas l’Europe, mais les Egyptiens savent mieux que nous opposer leur bonne humeur, leur humour et leur esprit éclairé à la brutalité ambiante. Je m’amuse avec mon ami, comme ça ne m’est pas arrivé depuis des mois. En nous inspirant des classiques du cinéma égyptien, nous imitons les tirades de Nejib Rihani, l’emphase de Youssef Wahbi, l’ardeur feinte de Abdessalem En-Naboulsi…
Le lendemain, cette charge de quiétude, de douceurs revigorantes venues d’un pays doté d’une intarissable fantaisie, me permet de passer une agréable journée.
En me rendant au travail, il me semble que la circulation est fluide, la chaussée en meilleur état, l’ambiance moins brutale, les visages moins crispés. Je souris aux autres conducteurs et, contre toute attente, les voilà qui me cèdent le passage.
Cette atmosphère me détend. J’adresse à ma femme, assise à côté de moi, des mots gentils et affectueux, enveloppés dans un jargon qui se veut inaccessible à mes filles. Assises sur la banquette arrière, ma métamorphose semble ne pas leur avoir échappée.
Clémentine est descendue dans un hôtel coquet à Lafayette. Elle m’appelle pour me proposer de la rejoindre au parc. Le mot parc, à Tunis, me semble inadéquat et Clémentine présomptueuse. Tout rentre dans l’ordre lorsqu’elle ajoute… du Belvédère. Clémentine qui me considère comme un homme cultivé et philosophant, m’impressionne en me décrivant les arbres et plantes que nous rencontrons dans le parc. Elle me fait découvrir la pépinière avec ses nombreuses espèces végétales. Mon savoir me semble, peu de chose, comparé à ses connaissances végétales, peut-être modestes mais concrètes et réelles.
Arrivés au centre ville, Clémentine a les yeux partout. Au marché central, mon amie française poursuit ses leçons de choses, avec des descriptions des fruits et légumes qui mériteraient d’être connues des ménagères et de tous ceux qui font le marché. A chaque fois que je veux choisir un légume ou un fruit, Clémentine s’en mêle, pour me dire comment identifier les meilleurs. Ah, non ! Les aubergines, il faut les prendre moyennes, légères et brillantes.
Regarde ! Si tu mets ton doigt dessus, la marque doit rester quelques secondes, les aubergines femelles sont les plus goûteuses, on les reconnaît à… Le marchand ne tarde pas à maugréer. Clémentine continue son chemin et revient me montrer la goyave et le topinambour, fruit et légume que je ne croyais pas trouver à Tunis.
Plus tard, dans l’avenue, Clémentine lève la tête en direction des fenêtres et des balcons des immeubles de l’Avenue de France, paupérisée et vieillissante. Sa curiosité des immeubles et ses cris de joie lorsqu’elle aperçoit une fresque art déco, lui attirent le courroux de certains passants qui ne comprennent pas que l’on puisse s’enthousiasmer ainsi pour de la pierre. Mon ami David Bond avait autrefois posé son chevalet dans cette même rue. Il m’avait raconté que les passants l’ont regardé avant de lever la tête et de découvrir les statues qu’il dessinait. Il avait conclu avec son humour habituel, en me montrant les Atlantes sur la façade de l’ancien Crédit foncier de Tunisie : il n’est pas agréable de supporter le poids d’un balcon pendant cent ans, surtout si les gens ne s’intéressent pas à vous.
Nous prolongeons notre promenade jusqu’aux souks. Mes sens, soudain aiguisés, perçoivent couleurs et odeurs. Avec Clémentine à mes côtés, je deviens sensible, ouvert, souverain de mes actes. Je me dis qu’être touriste dans son propre pays permet de mieux vivre ; surtout que notre quotidien est intemporel et qu’on ne risque pas, en faisant du tourisme de perdre son temps.
Si on peut faire du tourisme en restant chez soi, il arrive aussi que le vrai touriste soit privé du droit inaliénable et cher payé d’être touriste. Rüdiger, écrivain, cinéaste et grand journaliste, qui a levé l’ancre à Palerme pour venir recharger son énergie vitale en Tunisie a, à son arrivée, tout simplement été déclaré indésirable. Tourné en bourrique, il a été réduit à la condition du Tunisien.
La venue de Rüdiger aurait dû être l’apothéose de cette période de grâce qui m’était accordée. Il est fin, intelligent et cultivé, sa compagnie est des plus agréables, il peut, tout en faisant le ménage dans sa roulotte, développer un essai sur ce qui serait arrivé si Gœthe avait poussé son voyage en Sicile jusqu’à Tunis.
Rüdiger vient souvent en Tunisie, depuis bientôt trente ans. En 1985, il a traversé tous le pays en vélo et il en est tombé amoureux. Aujourd’hui, il vient en camping-car pour se déplacer à son aise. Il a fait des dizaines de reportages favorables au pays. Ce samedi à 22h, il est arrivé en ferry de Palerme dans l’intention de faire une nouvelle émission sur le tourisme tunisien pour une immense radio allemande. Un officier de la douane en civil s’étonna qu’il veuille rester un mois en Tunisie et ne lui accorda qu’une autorisation de circulation de dix jours. Mon ami a eu beau lui expliquer que c’est la première fois qu’on le prie de ne pas s’attarder en Tunisie, le douanier frontal et impassible, lui appose son cachet sur le passeport : dix jours pour quitter le pays ! Rüdiger a passé trois jours à courir les administrations et fini par obtenir une prolongation de séjour. Je lui ai servi de guide dans les dédales d’une administration quasi irrationnelle. Je n’avais plus beaucoup de temps pour Ragah et Clémentine qui trainaient encore à Tunis, sans moi. Après avoir obtenu l’autorisation, Rüdiger a préféré abréger son séjour et quitter le pays. Il ne fera probablement pas son émission sur le tourisme tunisien.
Je retrouve mon ami peu avant qu’il ne quitte la Tunisie. J’ai toujours pensé qu’il était imperturbable, mais il m’a paru abattu, déçu et de mauvaise humeur. Son abandon m’a fait de la peine et ramené à la triste réalité du pays.
Après le départ de Rüdiger, j’ai passé un week-end maussade avec quelques va-et-vient à l’aéroport pour accompagner Ragah et Clémentine.
Le lundi matin, sur le chemin de l’école : circulation pénible, chaussées défoncées et nids-de-poule, conducteurs rustres et inflexibles. Un bulletin d’information exalté annonce la recrudescence de la menace djihadiste et appelle à la prudence. Mon humeur inquiète mes enfants.
Plus tard, je reçois un sms de Rüdiger qui, de là où il est, a dû pressentir que je n’étais pas au meilleur de ma forme. Il semble avoir repris du poil de la bête et m’annonce qu’il est quand même content d’avoir réussi à prolonger son séjour, même si ça n’a servi à rien. Il ajoute sagement, faisant sans doute allusion à l’échec d’une Révolution, de ne jamais conclure que quelque chose est impossible parce qu’on a échoué une première fois…
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