Magistrats, du malaise au pessimisme

Révocations à la pelle, instance temporaire constamment reportée, méfiance à l’égard de la Constitution en gestation… Depuis quelques mois, les magistrats vivent une crise ouverte avec le pouvoir exécutif, et notamment leur ministre de tutelle, Noureddine Bhiri.  Eclairage

 

«Faire mention de l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif dans la loi comme dans la constitution est insuffisant. L’indépendance n’est pas un qualificatif juridique. C’est une valeur pour laquelle il faut lutter au quotidien», a estimé José Antonio Martin Pallin, juge honoraire à la Cour Suprême espagnole à l’occasion d’un colloque intitulé «l’indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie à la lumière du processus de réforme constitutionnelle et des normes internationales». Malaise perceptible chez les magistrats et les juristes présents dans la salle, venus pour la plupart écouter le Président de la Commission du Pouvoir judiciaire de l’ANC (Assemblée Nationale Constituante), le très respecté Fadhel Moussa, transmettre l’état d’avancement des travaux. La réaction ne tardera pas, malgré la confiance qu’inspire le Doyen de la Faculté de Sciences juridiques, les visages se crispent.

 

L’ombre de la Constitution de 1959

Qu’advient-il du pouvoir judiciaire, vu comme le troisième pouvoir, en contrepoids aux deux autres, législatifs et exécutifs ? Qu’en est-il de l’indépendance du parquet ? Pourquoi étendre la responsabilité du juge dans l’exécution des décisions sans lui en donner les moyens ? Moyens, mécanismes, outils, encore une fois les juges se trouvent démunis. «La notion de pouvoir judiciaire est indiscutable. Elle est inscrite noir sur blanc dès le 1er article», tente de rassurer Fadhel Moussa. Avant de poursuivre : «la justice n’est pas seulement une affaire de professionnels. C’est aussi une question de perception. Le justiciable doit sentir qu’il est citoyen d’un Etat de droit où la justice est équitable». Les juges, démunis «une fois encore»… Alors que s’offrent à eux une occasion historique de briser leur subordination. Car faut-il le rappeler, c’est dans une volonté affirmée d’asservir les juges de l’époque et sous prétexte d’écarter l’éventualité plus qu’hypothétique d’une République des juges, que le président et accessoirement avocat, Habib Bourguiba, avait prévu dans la constitution de 1959…une simple «autorité judiciaire», complètement sous la tutelle du pouvoir exécutif. L’esprit constitutionnel se concrétise huit ans plus tard dans la loi  n°67-29 relative à l’organisation judiciaire qui confère à l’exécutif, en la personne du ministre de la Justice, des pouvoirs exorbitants. Nomination, promotion, mutation des magistrats, élections des membres du CSM, élaboration et gestion du budget…Tout est sous contrôle du ministre. Pire, en vertu de l’article 15 de ce même texte, le bureau du procureur est «placé sous l’autorité du ministre de la Justice». Dès lors, s’est mise en place graduellement et conformément aux textes, la «justice des instructions».

 

L’instance temporaire, les raisons de la colère

Oubliée la constitution de 1959 dans cette Tunisie postrévolutionnaire ? Absolument pas. Depuis le 14 janvier, les magistrats vont de déception en déception. Elle est d’abord suspendue avant d’être déclarée caduque. Tout est alors remis en question… sauf le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), organe visible de la mainmise de l’exécutif sur le  pouvoir judicaire puisque présidé par le Président de la République et «géré» par le ministre de la Justice. Déception des magistrats sous le gouvernement Béji Caïd Essebsi. «Je pense qu’il existe une réelle volonté politique de garder les choses en l’état. Il n’est pas difficile de prendre à bras le corps le dossier de la justice. Il suffit de dissoudre les CSM, comme a été dissous l’Assemblée Nationale et d’élire des CSM transitionnels jusqu’à ce que soit revu le pouvoir judiciaire» nous avait alors déclaré Kelthoum Kennou dans un entretien accordé à Réalités. A l’époque, la présidente de l’AMT annonçait en toute quiétude son intention de travailler avec le prochain gouvernement issu des urnes tout comme avec l’Assemblée Nationale Constituante afin de couper ce lien malsain et déséquilibré entre les deux pouvoirs. Mais l’instance temporaire judiciaire prévue par la «petite constitution» tarde à voir le jour. Les tensions entre l’AMT et le ministère de tutelle éclatent au grand jour. Elles atteignent leur paroxysme mi juin (du 13 au 15) lorsqu’une grève de trois jours est observée par les magistrats «contre l’absence de garanties minimales pour l’indépendance de la justice». Le texte relatif à l’instance —qui devrait prendre la place du CSM— devrait être adopté avant les vacances des députés, a promis Mustapha Ben Jâafar, le président de l’ANC. La mouture attribuée au ministère qui circule depuis mai 2012 fait déjà débat. Certes, elle attribue la présidence de l’instance au président de la Cour de Cassation, prévoit l’élection de six membres et octroie de nombreuses prérogatives. Seulement voilà, selon de nombreux magistrats, elle «n’augure rien de bon». Figurent bien entendu les «problèmes minimes», comme la question d’organiser les élections par catégories (chaque magistrat vote pour le candidat de sa catégorie), ce qui selon l’AMT pose des problèmes d’indépendance. Se pose également l’épineux dossier des juges corrompus qui ont «participé par leurs actes à l’asservissement de la justice». Faut-il les autoriser à se porter candidats «au risque de perpétrer un système sur lequel s’est fondé pendant des dizaines d’années la dictature» ou «laisser les urnes décider» ? Cependant, ce qui interpelle aujourd’hui est l’article 20 du projet selon lequel la loi 67-29 par défaut. En somme, le parquet est toujours sous l’autorité du ministre de la justice…

A.T

 

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