Soumis aux effets de la crise approfondie, le peuple démuni veut acquérir ses légumes et fruits au moindre prix. Le sommet de l’Etat ne veut pas ce que le peuple veut. A l’Ariana, prospère un dilemme déployé à l’échelle du pays tout entier. Face à l’espace réservé aux marchands patentés, le commerce parallèle, ce « démon », accapare la part du lion. Dans son ouvrage titré « L’Etat sauvage », Georges Conchon critique « la dégénérescence démocratique » et, au marché de l’Ariana, la mise en difficulté de la régularité par la clandestinité paraît illustrer ce propos d’allure polémique. Au marché normalisé règne la désolation d’un espace de plus en plus déserté. La plupart des boutiques fermées, en raison des affaires parvenues à une limite extrême, je m’adresse à l’un des rares marchands résistants, ces derniers des Mohicans aux mines tristes et aux joues blêmes. C’ était midi, moment d’affluence à l’extérieur où la rue grouille de monde, et il me dit : « Du matin au soir, nous sommes concurrencés par ces démons. Ils n’ont à payer ni patente, ni loyer. Tout le long de la rue et au seuil de notre porte, ils vendent moins cher tout ce que nous vendons à son juste prix. Devant nous, seul échappe à leurs méfaits Bel Gaïd parce qu’ils ne vendent pas de bsissa ». Dans la rue attenante au marché, où il ne manque ni dattes, ni carottes, ni pommes de terre, ni salades, c’est la grande bousculade.
Aucune voiture ne passe et une lente progression à pied affronte le coude-à-coude et le corps à corps. Soudain, une idée spontanée me vient. Mais j’ai déjà vu cela maintes fois lors de la difficile traversée des souks hebdomadaires des agro-villes où afflue la paysannerie parcellaire.
La ruralisation des villes nargue la circulation automobile. Alors, j’observe la foule des citoyens au look si peu citadin, avec même, deux ou trois jilbabs, ce vêtement féminin. Ici, les stigmatisés par Ghannouchi doivent se dire : « tiens, mais je suis étranger dans mon pays ! » Qu’importe, revenons au dilemme omniprésent. A quoi sert d’acheter plus cher au cas où je franchirais le seuil du marché régulier ? Expert en marketing, sans l’avoir étudié, le clandestin crie : « Venez, regardez, palpez, goutez aux douces dattes avant d’acheter ! » Voilà de quoi saliver ! Mille échos répondent à ce gai passereau : « A vous ces olives à peine cueillies ». Le jeune : homme joint le geste à la parole joviale et, de ses mains, sans cesse actives, réajuste la pyramide formée par les olives. Voici quelques jours, à une radio, j’entendais la speakerine déclarer : « Les vendeurs à la sauvette compromettent leur intérêt. En ne versant pas leur dû à l’Etat, ils finissent par léser l’entretien des hopitaux où ils auront à séjourner ». Proudhon, désapprouvé par Marx, proclamait l’incompatibilité de l’intérêt général et de l’avantage particulier. Vue par Cyrius, ladite concurrence déloyale des clandestins émarge au pavillon du malsain. Mais pour chacun de ces non patentés, leur pratique représente le plus sérieux des problèmes sérieux dans la mesure où il perçoit le monde social à travers l’unique moyen de survie maintenant et ici. Le priver de sa brouette, autrement dit de la façon d’accéder à la subsistance, peut mettre fin à son existence.
Telle fut et demeure la symbolique incarnée par Bouazizi, le suicidé. Albertine Sarrazin a tout l’air de parler au nom des vendeurs ambulants quand elle écrit ceci : « Et, en ce siècle partagé entre la foi et le désespoir, retrouver, à mi-chemin, le paradis perdu de la liberté, et la seule, c’est, en définitive, la soumission au seul déterminisme : vivre, manger, aimer et crever ».
Sans le dire, Bouazizi le bandit, le dit.
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