Ramadan des villes et Ramadan des champs: Raison de la différenciation

De passage face au chantier, un matin, je fais mine de cueillir quelques fleurs de jasmin. Mais c’était pour écouter. Là, il s’agissait de capturer un dialogue spontané.

L’homme assis, jambes croisées par dessus le trottoir, à la mode coutumière, parle aux trois ouvriers affairés : « C’est mon premier Ramadan à Tunis. Quelle guigne ! Les gens ne s’aiment pas. Chacun ferme sa porte et ne sort plus. « Ma fama hatta jaw » (il n’y a aucune ambiance). Quand je monte à Sfax, le « jnane » réunit les parents proches ou lointains au moment et après l’iftar. Tout le monde parle ».

Avec les effluves de ses « jnanes », indissociables de la vie urbaine, Sfax donne à voir une ville aux allures d’une agro-ville.

A Khelifa Chater, l’historien et le plus proche de mes voisins, je narre l’histoire du message capté en toute clandestinité. Il sourit et dit : « Sans y prêter attention moi aussi je dis « je monte à Monastir ». J’ai enseigné durant cinq ans à Sfax. Pendant le ramadan la plupart désertent la ville vers dix huit heures et vont au jnane ».

Que veut dire l’expression « je monte » ? Un lieu de naissance et de longue résidence devient le foyer central et sommital de l’existence eu égard au sentiment d’appartenance.

Interviewé peu après, Tahar Oueslati, le boucher du quartier ajoute un supplément d’âme à la question de la différenciation : « Inutile d’aller à Sfax, au Kef ou à Jendouba. Après le travail, quand je rentre à Hay Ettahrir, j’ai l’impression d’avoir pris l’avion pour aller d’un monde à l’autre. Après l’iftar, ici tout est fermé, là-bas tout est ouvert. Aux hays Al Intilaqa, Ettahrir ou Ettadhamen, tu trouves du lait, du pain, des légumes, du poulet, du tabac et tout ce que tu veux jusque tard le soir. Les rues bouillonnent de gens. Ils discutent les prix à voix haute interviennent pour mettre fin aux disputes, crient et rient. L’activité ne s’arrête jamais. Ici, les rues sont mortes. Les riches restent enfermés chez eux, ils ont peur pour leur argent. Chez nous les gens sont pauvres mais vivants et gais ».

Quelle modernité ?

L’urbanisation de la zone périurbaine dont parle Tahar Oueslati remonte aux années quatre vingt et contient une population venue, pour l’essentiel, des plaines céréalières et des franges forestières du Nord. Il s’agit donc là d’un ramadan à inscrire au registre paysan. Mais alors quel serait le secret de la destination postulée entre les deux fresques ramadanesques, l’une dynamique et l’autre cadavérique au vu de la métaphore ou plutôt le verdict énoncé par le boucher ? L’univers agro-pastoral perpétue davantage les catégories de pensée léguées par trois façons de subsister. Croire tout à fait disparus, les effets psycho-affectifs de la paysannerie parcellaire, du khamessa et du système tribal, rendraient impensable ces difficultés rencontrées, au niveau pratique, sur la voie de la transition démocratique.

Dans maints procès revendicatifs, le régionalisme et le communautarisme rivalisent avec le syndicalisme, tant l’ancien bateau emporte, aussi, les nouveaux tableaux sociaux. Selon les âmes charitables, demi-savantes ou flatteuses, la Tunisie est moderne mais qui est moderne en Tunisie ?

Dans les trois cas de figure cités, les personnes accédaient à la subsistance par l’entremise de liens tissés avec leur groupement particulier.

La référence à pareille exigence relationnelle est au principe des rapports fusionnels mis en œuvre là où prévaut le ramadan des champs. Aux abords de leurs quatre vingt ans, les patriarches du kairouanais me disaient : « Nous vivons les uns des autres ». Vers l’autre bout du pays, à Menzel Bourguiba Am Ahcine, le père de Ferjani, ce militant de la première heure nous emmène dîner auprès de son cousin.

Celui-ci venait de recevoir le dernier-né de l’ânesse vendue à la condition de remettre son rejeton à l’acheteur. Entre individus de la même tribu, la relation communielle n’a besoin d’aucune pression contractuelle pour garantir la transaction matrimoniale ou matérielle.

La parole donnée suffit. Comment comprendre l’actuel sans le référer à ses racines temporelles pour élucider la différence remarquée entre le Ramadan des villes et le Ramadan des champs ?

Avec l’économie de marché, prospère le contrat produit et producteur de l’anonymat. Il prescrit la forme de sociabilité signifiée, en sciences humaines, par un terme, celui de « masse ». Dans ces conditions, l’appréciation émise par Tahar Oueslati prend appui sur une observation judicieuse, distingue « masse » et « communion » mais commet une déviation, car, il s’agit bien de repérer deux formes de sociabilité sans pour autant, évoquer la peur pour l’argent. Le plus souvent, celui-ci fréquente la banque et non la maison. Cependant, il serait plus rigoureux de relativiser, quelque peu, les façons de vivre le Ramadan. Toutes les catégories sociales déferlaient le soir, vers Bab Souika, Bab El Khadhra et Halfaouine avec leur avalanche de sucreries, de magie et de conteurs autoproclamés connaisseurs de saïdna Ali.

Chants à percer le tympan et danses du ventre agrémentaient les soirées. Le djihadisme ne voit guère d’un bon œil ce bouquet de fleurs aujourd’hui fanées.

Les cellules dormantes ne conseillent pas de rire ou même de sourire.

« Hélas les beaux jours sont finis » en dépit de certains avis.

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