Rapport annuel de l’Institut d’émission : Une politique monétaire vigilante

Le soixante-cinquième rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie (BCT) pour l’année 2023, qui vient d’être diffusé, reste un outil d’information de référence pour analyser, à travers les missions clés de l’Institut d’émission, d’une manière critique la santé économique et financière de notre pays afin d’aider à ajuster les politiques et à affiner les stratégies mises en œuvre.

Par Samy Chambeh

 Pour une évaluation synthétique, concise et éloquente à la fois, de ce qu’on peut retenir du rapport d’activité de la BCT pour l’année 2023, le propos sera axé sur le bilan de ses actions à travers ses attributions majeures et leur impact sur l’économie nationale et sur le quotidien des Tunisiens.

Primo, la stabilité des prix et la politique monétaire.
Le niveau de l’inflation est resté élevé durant le millésime dernier, ce qui a pu éroder le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité des entreprises économiques. Mais il faut reconnaître que les décisions prises par la BCT en matière de politique monétaire d’augmenter le taux directeur à 8% (à partir du mois de janvier 2023) dans un premier temps, puis de le maintenir inchangé, contre vents et marées, dans un second temps, ont permis de contenir l’inflation dans un trend baissier, tombant à 8,1% en décembre 2023 (et à 6,7% en septembre 2024) et qui est justifiée, dans le mot introductif du Gouverneur de la BCT, par « la réduction des effets haussiers induits par la flambée des prix internationaux de l’énergie et des produits alimentaires », mais également par « l’atonie de la demande intérieure ».
Et le fait que la décélération de l’inflation ait été réalisée à un rythme « beaucoup plus lent » a amené l’Institut d’émission tunisien à « conduire une politique monétaire vigilante et à maintenir son taux d’intérêt directeur au niveau de 8%, tout au long de l’année 2023. C’est de la sorte qu’elle a visé à contenir les risques inflationnistes et soutenir une convergence plus rapide de l’inflation vers sa valeur de moyen terme, évitant ainsi un désancrage des anticipations inflationnistes ». En clair, cette politique de la BCT a permis d’éviter l’inquiétant scénario où les différents acteurs économiques perdent confiance dans sa capacité à dompter l’inflation et se résolvent à modifier leurs comportements en conséquence à travers la réactivation de la spirale infernale : majorations salariales et re-augmentations des prix, ce qui perpétue les poussées inflationnistes et entretient l’instabilité économique et financière.

Ci-joint l’évolution du taux directeur de la BCT.

Face aux doléances d’analystes, de politiciens et d’entrepreneurs appelant à une détente du taux directeur, la BCT persiste et signe en soulignant « l’importance de maintenir une approche prudente et de faire preuve de beaucoup de patience dans la conduite de la politique monétaire, particulièrement face aux pressions inflationnistes incertaines. Cette démarche est indispensable pour éviter des réactions précipitées, en réponse aux fluctuations brusques des prix, qui pourraient même compromettre la stabilité financière ». Et au Gouverneur d’ajouter : « La BCT s’engage, ainsi, à adapter ses actions de manière mesurée et réfléchie, en tenant compte des impacts potentiels des chocs économiques. Cette conduite permettra de soutenir une croissance économique durable, tout en veillant à ce que les ajustements de politique monétaire soient bien calibrés et en phase avec les réalités économiques nationales et internationales ».

Secundo, la politique de change et la valeur du dinar tunisien.
Dans le cadre de cette mission, à travers notamment la régulation des transactions de change, le rapport signale la bonne tenue du secteur extérieur qui a « contribué à stabiliser le taux de change du dinar vis-à-vis des principales monnaies et à soutenir les réserves en devises, en dépit d’un accès limité aux ressources extérieures ».  Le cours du dinar tunisien a connu, au terme de l’année 2023 et comparativement à la fin de l’année 2022, une dépréciation de 2,4% face à l’euro, tandis qu’il s’est apprécié de 1,4% par rapport au dollar américain. Il est à relever que cette résilience de la valeur du dinar tunisien a atténué en quelque sorte l’aggravation de la dégradation du pouvoir d’achat.
Enfin, il est à signaler une gestion des réserves des changes performante, au vu des rendements des placements, à la lumière de l’augmentation du taux de rendement global des avoirs en devises.

Tertio, le financement de l’économie nationale.
L’année 2023 a connu un faible rythme de progression des crédits, conséquence de « la politique monétaire relativement restrictive, adoptée par la BCT, conjuguée à la faible demande domestique, qui en a résulté ». Ainsi l’encours des créances sur l’économie n’a-t-il progressé que de 2,5% contre 7,9% une année auparavant.
Conséquence du ralentissement de l’activité économique enregistré en 2023, l’encours des crédits, hors engagements par signature, dispensé par les banques et les établissements financiers à l’économie, tels que recensés par la centrale des risques et celle des crédits aux particuliers, s’est limité à près de 115,3 milliards de dinars au terme de l’année 2023.

Quarto, la supervision bancaire et la stabilité financière.
Dans ce cadre, on relèvera, d’une part, que « les coûts des crédits, toutes catégories confondues, ont connu, en 2023, un renchérissement plus accentué qu’en 2022, sous l’effet de la hausse du TMM » (ou taux d’intérêt réel auquel les banques se prêtent de l’argent sur le marché monétaire) et d’autre part que le PNB (produit net bancaire) sorte de valeur ajoutée du secteur (différence entre les produits et les charges d’exploitation bancaire) a enregistré une augmentation de 8,9% à fin 2023 (contre 12,3% à fin 2022).
Sur le front de la stabilité financière, il ressort du rapport que le système bancaire tunisien a continué, en 2023, à faire preuve de résilience, soutenu par les mesures prises par la BCT se rapportant à « sa veille prudentielle et ses efforts continus en matière de consolidation des assises financières du secteur, à travers le renforcement des règles de constitution des provisions collectives en vue d’une meilleure couverture des risques latents sur les créances courantes (classes 0 et 1), et de préparation de l’adoption des normes IFRS », outre l’imposition faite aux banques et aux établissements financiers d’appliquer des politiques restrictives en matière de distribution de dividendes dans le but de consolider leurs fonds propres.

Quinto, la modernisation, la sécurité et l’efficacité des systèmes et moyens de paiement.
« L’année 2023 s’est inscrite dans la continuité de la mise en place et de la concrétisation des projets stratégiques de modernisation des infrastructures des marchés financiers et d’autres projets catalyseurs des paiements digitaux, dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie de la BCT pour le développement desdits paiements digitaux ».
On retiendra surtout le projet piloté par la BCT destiné aux Tunisiens résidant à l’étranger (TRE) et portant notamment sur l’amélioration de l’accessibilité de cette frange aux services bancaires et financiers, en encourageant l’utilisation de canaux formels pour les transferts de fonds, outre la stimulation des investissements des TRE en Tunisie en offrant des opportunités attractives.
De plus, la BCT a facilité des collaborations entre les banques et les fintechs, permettant à de petits commerçants et artisans d’adopter des solutions de paiement digitaux, réduisant ainsi la dépendance au cash. Enfin, un programme national d’éducation fnancière (2023-2027) a été lancé, via des ressources numériques et des campagnes médiatiques et ce, à travers le développement d’une plateforme d’e-learning de l’Observatoire de l’inclusion financière, lit-on encore dans le 65e rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie.
La BCT a fait du développement des paiements digitaux et de l’inclusion financière une priorité absolue « en lui dédiant, depuis l’année 2022, une stratégie quinquennale multidimensionnelle pour en faire un levier incontournable d’une croissance inclusive, mettant à contribution l’ensemble des acteurs de l’écosystème et profitant de la mouvance de l’innovation technologique financière, la pénétration large des canaux de télécommunication et la prédisposition de l’usager à utiliser le digital », mais le récent amendement de la loi n°2014-54 du 19 août 2014 portant loi de Finances complémentaire pour l’année 2014 dans son article 16 pour ce qui est de la dépénalisation des transactions en espèces d’un montant supérieur ou égal à 5.000 dinars risque de ruiner les efforts de la BCT en matière de decashing dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, le marché parallèle, l’évasion fiscale, la contrebande, le financement du terrorisme et les opérations suspectes et criminelles.
Autre sujet de préoccupation pour l’institut d’émission tunisien : 27 membres de l’ARP (Assemblée des représentants du peuple) viennent de déposer une proposition de loi portant révision du statut de la Banque centrale de Tunisie (BCT) – Loi n° 2016-35 du 25 avril 2016. Après l’amendement réglementaire du 6 février dernier portant autorisation exceptionnelle à l’institut d’émission tunisien d’accorder des facilités au Trésor public de l’État à hauteur d’un montant net d’une valeur de 7.000 millions de dinars remboursables sur dix ans avec une période de grâce de trois ans et sans intérêts, la tendance est de mettre fin et d’une manière complète à l’indépendance de la BCT. Inutile de souligner dans ce contexte que l’expérience et l’histoire économique ont montré que des banques centrales indépendantes réussissaient mieux à maintenir des taux d’inflation bas et donc à assurer la stabilité financière.
Enfin, en tant que « banquier de l’Etat » gérant les finances publiques et conseillant l’Exécutif politique sur les questions économiques et financières, le Gouverneur de la BCT parachèvera son mot par une recommandation importante : « Il est impératif de coordonner davantage les politiques budgétaire et monétaire pour renforcer la résilience de l’économie tunisienne, face aux chocs externes dans un environnement mondial turbulent, de préserver les équilibres macroéconomiques, d’assurer la stabilité financière, stimuler la reprise économique et de converger vers une croissance soutenue et durable ».
On ne saurait être plus explicite. 

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