Plan de relance? Plan de redémarrage? Ou simple «plan-plan» à la sauce politicienne ? À la grande déception des opérateurs économiques, la Tunisie attend impatiemment un vrai Plan de relance! Comme d’habitude, pouvoir(s) législatif (s) et pouvoir (s) exécutif (s) s’étripent et tergiversent de façon stérile. L’approche «plan-plan», actuellement à l’œuvre empirera la contraction économique, ruinera de milliers d’entreprises, avec son lot de tensions sociales.
De par le monde, organisations internationales, opérateurs économiques et gouvernements savent que pour contrer les graves impacts économiques de la Covid-19, la célérité et la proactivité constituent les clefs de l’efficience! Le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, le Rouanda, la Jordanie et bien d’autres pays comparables à la Tunisie, ont déjà annoncé leur «Plan de relance», et depuis le mois de juin. Enjeux : endiguer les destructions d’emploi et arrêter la casse des entreprises et des industries !
Les opérateurs économiques sont inquiets, et pour plusieurs raisons!
Le «report de charges» arrive à échéance
Entreprises et ménages appréhendent la fin septembre. Leurs banques et leurs prêteurs vont exiger les arriérés (majorés par des intérêts), le gouvernement va aussi exiger ses impôts et taxes de la période allant de mars à septembre.
Quand ces mesures de report de charges ont été annoncées en mars, pour alléger la crise économique liée à un confinement strict et disproportionné, le gouvernement et les banques pensaient que la pandémie du Covid-19 allait s’estomper rapidement, pour remettre en marche l’économie dès l’été ! Peine perdue, l’été a été catastrophique pour l’économie, avec une deuxième vague du Covid-19, le tout aggravant encore plus la récession et la chute des revenus des entreprises, des salariés et des consommateurs.
La consommation a dégringolé (en baisse de 10%), le chômage a explosé (plus de 160 000 emplois perdus), les recettes fiscales se sont atrophiées de 14%, alors que les dépenses publiques s’envolent, avec des hausses salariales (fonctionnaires, gouverneurs, etc.) d’au moins 18%.
La déprime et le déficit budgétaire s’empirent de plus en plus! Les pertes de milliers d’emplois et la banqueroute de centaines d’entreprises risquent de mettre de l’huile sur le feu, à compter d’octobre.
Beaucoup de ménages, entreprises et employés vont se trouver dos au mur, incapables de payer les arriérés, leur cash-flow étant au plus bas. Les taux d’intérêt sont au plus hauts, ils ne peuvent pas rééchelonner leurs dettes.
Triangle des Bermudes de l’économie tunisienne
Et dans le contexte, le gouvernement de Mechichi, qui a pourtant promis de «stopper l’hémorragie économique», ne fait rien pour rassurer les opérateurs économiques. Ses ministres renvoient la patate chaude au Parlement, pour acheter du temps, pour «discutailler» des mesurettes règlementaires concoctées à la va-vite par le précédent gouvernement présidé par Elyes Fakhfakh. Sans aucun budget nouveau et à la hauteur des défis.
L’économie entre dans une dangereuse zone de turbulence, avec un trou noir qui ressemble au triangle des Bermudes.
Le premier angle de ce triangle a trait à la partie de ping-pong engagée entre les partis politiques au sujet de quoi faire ou pas faire comme législation pour dit-on «relancer l’économie»! Dans leur négationnisme des urgences économiques, ceux-ci favorisent le plan-plan plutôt qu’une action ferme, engagée et assortie de suffisamment de budgets.
Le Plan de relance économique au Maroc mobilise un budget de 12 milliards d’Euros. Celui de l’Algérie comporte une enveloppe totalisant 21 milliards de $US. En Tunisie, le plan discuté actuellement au parlement est édenté, sans budget adéquat ni incitations à l’investissement. Il ne fait qu’ajouter des réglementations et des lois vidées de leur sens par les tiraillements politiques.
Dans un deuxième angle du triangle, les pressions syndicales pèsent de tout leur poids sur la conception et le calibrage d’un éventuel plan de relance. Les syndicats des patrons décrient la «mascarade» du plan-plan actuel! Les syndicats des travailleurs troquent des augmentations salariales contre une trêve dans les grèves, mais pas pour plus de productivité.
Troisième angle, et non le moindre, est celui des politiques monétaires menées par la BCT, de concert avec les banques commerciales. Ce beau monde tient à un taux directeur élevé et producteur d’une rente monétaire aux banques. Plus que jamais auparavant, les banques se cantonnent à un rôle de «guichet de cash», oubliant leur mission macroéconomique qui consiste à booster l’investissement, avec vision et détermination, notamment pour sauver leurs clients de la faillite et oxygéner l’économie avec des taux d’intérêt abordables et facilités incitatives.
Les agences de notation (Moody’s et Fitch) veillent au grain et brandissent le drapeau jaune annonçant des perspectives négatives et miroitant la décote de la crédibilité financière du pays. De telles décotes assombriront les horizons : l’État ne peut plus s’endetter normalement sur le marché international, les taux d’intérêt deviendront spéculatifs et usuraires. Le taux d’endettement frôle aujourd’hui les 85% du PIB, alors qu’il était de seulement 39% en 2010.
Mais, il y a aussi un angle mort! Le FMI campe sur ses positions : austérité et politique monétaire restrictive basée sur un taux d’intérêt directeur élevé et davantage de dévaluation du dinar (10-15%). Une telle politique asphyxie l’investissement, au vu et au su de tout le monde. Le dernier rapport de la Banque mondiale (Entreprise Survey) annonce que 39% des entreprises sont à sec en liquidité et montre que de tels sous-financements constituent une contrainte pire que toutes les autres : corruption, instabilité politique ou marché parallèle.
Sortir du «plan-plan» actuel, édifier un plan de résilience!
Dans le chaos politique, on est rendu à espérer juste un plan de résilience économique, faute d’un véritable Plan de relance, à l’image de ceux adoptés au Maroc, en Algérie, en Égypte, en Europe, etc.
Le plan de résilience économique souhaité devrait être pensé comme une combinaison articulée entre d’un côté, une réorientation structurelle et structurante de l’économie et de l’autre, un push massif pour mobiliser les financements bancaires et l’épargne thésaurisée par le secteur informel pour booster, en même temps, l’offre (entreprises, industries, etc.) et la demande (consommation, confiance, etc.).
Pour gagner en crédibilité, le plan de résilience doit annoncer une batterie de réformes courageuses, qui ne coutent pas nécessairement de l’argent à l’État : libéralisation des échanges, réduction des autorisations administratives, mobilisation de la diaspora tunisienne à l’étranger, mise en valeur privée des terres domaniales, redonner de la confiance, fouetter la productivité globale de l’économie.
Ce plan de résilience doit être basé sur des mesures d’urgence ciblées. Il doit s’atteler à être concret et axé sur le futur proche et en rupture avec le plan-plan observé actuellement au sein du gouvernement et au sein du parlement. L’économie tunisienne a besoin de vraies solutions à des problématiques économiques connues : désinvestissement, chute de la productivité, État pléthorique, recul de la compétitivité, surendettement, déficits commerciaux, chômage structurel, désindustrialisation, etc.
Pour ce faire, on doit rompre avec les politiques conçues en vase clos ou en hors-sol. Un plan de résilience intelligent, visionnaire et structurant ne peut pas s’improviser. Il ne peut pas résulter de compromis politiques obtenus à l’arraché et derrière des portes closes. Le gouvernement doit communiquer fortement à ce sujet, pour éviter les rumeurs, pour mobiliser et capitaliser sur la confiance.
Un scénario de sortie de crise en K
Dans le contexte, le plan de résilience attendu doit être réaliste et tenir compte d’un scénario de sortie de crise en forme de K, pas en forme de W ou de U.
En K, puisque plusieurs centaines d’entreprises vont péricliter (probablement fermer à jamais), d’autres vont s’essouffler, mais vont batailler pour leur survie. Celles-ci méritent un appui public et bancaire plus fort et plus ciblé.
Il y a aussi des entreprises qui vont tirer profit de la pandémie pour prospérer et enregistrer des taux de croissance élevés. Ces entreprises vont engranger les dividendes de la crise et ils ont besoin d’appui pour augmenter leur capacité de création d’emplois.
Le redémarrage de l’économie doit s’inscrire dans une logique contracyclique modulée, bien calibrée et qui évite le «one size fits all». Le taux d’intérêt directeur doit être révisé à la baisse (2 à 3 points), pour procurer aux entreprises les liquidités requises pour l’investissement et la création de l’emploi. La Banque centrale a un rôle historique à jouer!
La Tunisie est un petit pays, et il doit favoriser la compétitivité de ses entreprises, de ses banques et orienter ses activités vers les niches à haute valeur ajoutée, visant les marchés européens tout proches et en grande restructuration économique.
Il y a de l’espoir : la Tunisie recèle un grand potentiel de main-d’œuvre formée et détenant une expertise précieuse. Il faut valoriser cette expertise en pariant sur des investissements intensifs en main-d’œuvre et créateurs d’emplois bien rémunérés. C’est le seul moyen pour relancer le pouvoir d’achat, booster la demande…et atténuer les contestations sociales et blocages liés.
Un tel plan et une telle démarche méritent l’implication de véritables experts ayant fait leurs preuves en matière de conception et d’évaluation économique des politiques publiques.
*Universitaire au Canada