Persuadé d’ouvrir le livre de Mohamed Mzali «Un premier ministre de Bourguiba témoigne», pour la première fois, je me rends compte, par une annotation portée dans la marge d’une page de mon exemplaire, que je l’avais déjà lu en 2004 sans que cela m’ait laissé de souvenir, d’où l’utilité de ces fiches de lecture. Dans cette page numéro 202, le livre nous donne des armes pour observer plus finement ce que l’on désigne quand on parle du racisme viscéral en France. Étudiant parisien au début des années cinquante, Mohamed Mzali notait : «Mes dimanches après-midi se voyaient régulièrement dévolus à la fréquentation du Parc des Princes où je retrouvais l’enthousiasme des derbys en tant que fervent supporter du Stade français qui fut un temps une constellation de talents, orchestrés par la classe d’un natif du Maghreb, la perle noire, l’élégant intérieur gauche marocain Larbi Ben Barek … Je remarquais à la lecture de «France Football» que ce grand joueur était qualifié de… «Français» quand il marquait un but et redevenait «Marocain» quand, par exception, sa performance était moins réussie qu’à l’accoutumée !» La comparaison de cette tendance raciste avec les réactions de l’extrême droite, ces derniers jours, à l’issue de l’élimination des Bleus face à l’Espagne, est tentante. Ne trouvant pas normal qu’il y ait autant de joueurs noirs en équipe de France, le président du mouvement raciste et islamophobe «Reconquête», Eric Zemmour, s’en est pris violemment aux joueurs noirs de la sélection française : «Allez-vous-en. Ôtez ce maillot qui n’a pas de sens pour vous !» Nombreux, en effet, sont les exemples de ceux qui incitent, dans leurs discours, à cette haine banalisée contre les joueurs noirs français, éternels boucs émissaires en temps de défaite sportive. Cette tentation de lynchage est d’autant plus odieuse qu’elle s’exprime ouvertement dans le lâche confort de l’«identité française». Entre stupeur, colère et indignation, plusieurs Français ont dénoncé vigoureusement ces tendances racistes et néofascistes qui ont traversé la vie politique et médiatique dans leur pays, pensant que tout ce qui a structuré les générations d’une «France multiple» est en train de voler en éclats. Troublante aura été la complaisance, pour ne pas dire la complicité, de politiques ou d’intellectuels qui semblent s’habituer à cette haine quand ils ne la justifient pas. Pire, plusieurs médias font l’éloge, de manière on ne peut plus rancunière et raciste, des discours souverainistes et xénophobes d’Éric Zemmour, Marine Le Pen, Jordan Bardella et leurs semblables de l’extrême droite. Ce qui me frappe, comme observateur de la scène politique et médiatique française, c’est la renonciation d’une grande partie de l’intelligentsia à ce qui est non seulement l’héritage de la révolution française, les acquis d’une civilisation humaniste, mais aussi à ce qui est probablement le moteur, le seul, d’une exception française dans un Occident en perte de ses valeurs : l’égalité entre tous les citoyens. À l’image de ces «élites», plusieurs citoyens français ont souvent fini par s’habituer au pire. Il faut regarder les choses en face, le racisme est très profondément enraciné dans la vie politique et médiatique française. On aimerait penser le contraire, mais c’est un fait. J’ajoute une autre vérité qui dérange : de nombreux partis politiques, surtout de la gauche, sont contre le racisme, mais ils ne se sentent pas directement concernés par ce fléau.
Il va sans dire qu’entre les principes démocratiques, la réalité sur le terrain et les réticences politiques, l’équation est redoutable. Mais que les racistes contribuent à faire circuler en toute impunité les haines de la pire espèce est tout simplement inacceptable.
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