Par Yasmine Arabi
Il n’y aura pas de troisième copie présidentielle du projet de Constitution. Il n’y aura pas d’annulation ni de report du référendum. Les jeux sont faits, semble-t-il. Le projet de Constitution passera ou peut-être ne passera pas, en cas de force majeure, telle une défection des électeurs. Dans les deux cas, selon l’article 141 du projet de Constitution de Kaïs Saïed, l’Etat d’exception se poursuivra tel que défini par le décret 117 du 22 septembre 2022, jusqu’à l’installation de la prochaine chambre des députés, les élections législatives anticipées étant prévues pour le 17 décembre prochain.
C’est là un des points de discorde entre le président et ses partisans ou les partisans du 25 juillet, la nuance y est de rigueur, et ses opposants. Pour les premiers, et il ne serait pas illusoire d’affirmer qu’ils représentent la majorité des Tunisiens, le retour à la situation du 24 juillet 2021 est désormais une affaire close. Une partie d’entre eux préconise également que le processus se poursuive normalement jusqu’aux élections législatives du 17 décembre prochain, comme indiqué dans la feuille de route de Kaïs Saïed, en passant par l’élaboration d’une nouvelle loi électorale. Un scénario rejeté par les seconds, dont les plus radicaux – les boycotteurs du processus et du référendum – appellent Saïed à démissionner si la Constitution ne passe pas, sans proposer aucune alternative de rechange, ce qui laisse supposer leur intention de revenir à l’avant-25 juillet 2021, d’autant que la plupart d’entre eux appartiennent à la classe dirigeante chassée par le coup de force du 25 juillet. Les moins radicaux soutiennent la démission de Kaïs Saïed et rejettent catégoriquement le retour des islamistes et de leurs vassaux mais restent vagues sur « l’après », tout en s’accrochant à la nécessité de trouver la voie qui permette de restaurer le régime démocratique et l’Etat des droits et des libertés.
Arguments, contre-arguments
A J-3 et après trois semaines de campagne référendaire fade, sans couleurs ni grand bruit, en contraste avec une forte contre-campagne médiatique et judiciaire, tout reste possible. Les avis se corsent et se radicalisent d’un côté comme de l’autre, au point de transformer le référendum sur le projet de nouvelle Constitution en une deuxième élection présidentielle, peut-être un deuxième plébiscite de Kaïs Saïed.
Pour certains, le « oui » au projet de Constitution de la nouvelle République est l’expression d’une volonté déterminée à tourner la page de la décennie noire de l’islam politique et de la corruption. Ce sera donc un vote sanction contre le mouvement Ennahdha et ses alliés tenus pour responsables de la dégradation de tous les attributs de la souveraineté nationale et de la dignité des Tunisiens. Ce sera également un vote sanction contre tous ceux qui ont laissé faire, complices par leur silence, par leur passivité ou par leur opportunisme. Pour d’autres, le « oui » est la voie du changement, donc de l’espoir de rompre avec l’échec et avec la démocratie de façade.
Les adeptes du « non » ne lésinent pas sur les accusations de tout genre pour convaincre les électeurs de ne pas aller voter ou de voter non. Ils vont jusqu’à faire preuve de prémonition et prévoir (sur la base de quelles preuves ?) que « le référendum sera truqué », selon Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre, et Jawhar Ben Mbarek, membre du comité exécutif du front du salut. Le front du salut, dont deux composantes (Ennahdha et Qalb Tounes) sont frappées par une décision de disqualification à Gafsa aux Législatives de 2019 émanant de la Cour des comptes, front présidé par Néjib Chebbi, rejette en bloc tout le processus du 25 juillet « parce qu’il a été conçu sur la base d’un coup d’Etat », soutiennent ses membres. Pour les autres, dont le parti Afak Tounes, Al Joumhouri, le Courant démocratique, c’est un « non » contre l’autoritarisme, contre le présidentialisme porté par le projet de Constitution, contre une possible dictature naissante. Des craintes et des doutes légitimes nourris par les larges pouvoirs octroyés par le projet de nouvelle Constitution au président de la République, qui n’est redevable devant aucune institution ou pouvoir tout au long de son mandat (article 110), sachant qu’aucun des 46 remaniements apportés par Kaïs Saïed à sa première copie du projet, publiée le 30 juin au JORT, n’a concerné le chapitre relatif à l’Exécutif.
Les contre-arguments ne sont pas moins pertinents. Rafaa Tabib, chercheur géopoliticien, témoigne: « Il y a en effet des réserves sur certains articles du projet de Constitution mais il faut couper court avec la très difficile décennie de l’islam politique et les magouilles qui se tramaient très tard le soir au sein de l’ARP par certains députés qui faisaient passer en catimini des accords commerciaux au profit de pays étrangers dont la Turquie, en vue de faire de la Tunisie un souk de consommateurs pour ces pays». Pour le géopoliticien, ce fut « une décennie perdue pour les Tunisiens à une époque où le monde a vécu de grands changements, où des pays ont réussi à se repositionner dans l’échiquier mondial et à bâtir une économie plus solide ».
Pour nombre de partisans du changement, sans être forcément des partisans de Kaïs Saïed, voter « oui » le 25 juillet, c’est agir pour réinstaurer la souveraineté de la Tunisie et mettre à distance les partis politiques qui sont les vassaux de pays étrangers et qui n’éprouvent même plus le besoin de le cacher. « Des chefs de partis d’opposition rencontrent certains ambassadeurs dans leurs chancelleries pour discuter avec eux de la politique interne du pays et des choix stratégiques que doit faire la Tunisie, comme si on était un pays colonisé ou sous un quelconque contrôle international. Sachant que tout pays qui perd tout esprit de souveraineté et d’indépendance, est voué à disparaître», ajoute Rafaa Tabib.
Rappelons-nous Al Kamour…
L’allégeance à des pays étrangers, c’est ce qui a sans doute le plus affecté les Tunisiens et ce qui les a poussés à accepter le projet de Constitution de Kaïs Saïed en dépit de ses insuffisances et de ses flous. Le projet de nouvelle Constitution garantit et préserve cet esprit de souveraineté et d’indépendance au niveau d’au moins trois points. Le ton est donné dès le préambule qui attribue la souveraineté au peuple et qui assure que la Tunisie ne fera partie d’aucun axe stratégique dans la région, contrairement à certaines parties qui souhaitent voir la Tunisie faire partie par exemple de ce qu’on appelle l’Otan arabe. Deuxième point, la préservation de l’intégrité du territoire national et de son union, une notion portée par les articles relatifs à la création du Conseil des régions et des districts (de 81 à 86). Ce point rappelle l’affaire Al Kamour, un mystère qui n’a pas été élucidé jusqu’à ce jour malgré sa dangerosité, et les discours régionalistes qui préconisent que les ressources naturelles doivent rester dans leurs régions respectives. Des faits gravissimes dans un contexte national et régional agité notamment par la crise libyenne qui porte en son sein des plans inavoués de division de ce territoire voisin.
En l’absence de sondages d’opinion, interdits par l’Isie du 3 mai au 25 juillet 2022, date du référendum, en vertu de l’article 154 de la loi électorale (communiqué du 11 juin 2022), il est difficile de prévoir de quel côté va pencher l’urne référendaire. Toutes les parties ont des arguments valables. Tout peut donc arriver. Et il est à peu près certain que quels que soient les résultats du référendum, l’après-25 juillet 2022 est porteur de nouvelles polémiques et tensions. Il sera question de mettre au point une nouvelle loi électorale, une nouvelle loi des partis et des associations et d’autres textes juridiques qui seront publiés par décret présidentiel et susciteront de nouvelles colères contre la démarche solitaire du président dans la prise des décisions relatives à l’avenir du pays et des Tunisiens. Ou alors, Kaïs Saïed se sentira-t-il rassuré après l’adoption de son projet politique par référendum et ouvrira-t-il ainsi les canaux du dialogue et de la concertation ? Ce sont là de simples vœux, car c’est la réalité du terrain, notamment de la rue, qui décidera. Après la nouvelle Constitution, si elle est adoptée, et la mise en place du nouveau système politique, pour lequel une majorité de Tunisiens auront fait preuve de patience, ce sont les problèmes économiques et sociaux qui devront préoccuper le super président. Dans ce domaine, Kaïs Saïed aura besoin de conseillers et de soutiens. Les compétences tunisiennes ne manquent pas. L’Ugtt n’attend peut-être que cela. Quant aux citoyens, les futurs dépositaires de l’Autorité, en vertu du projet de nouvelle Constitution, ils voudront voir des résultats concrets et apprécier les fruits de leur patience.
Kaïs Saïed en aura-t-il les moyens ? Wait and see.