Par Hatem bourial
Treize ans après la Révolution tunisienne, les grands équilibres restent fragiles alors que les attentes sont grandissantes et trop souvent contrariées. Comment traduire les objectifs proclamés en 2011 dans les domaines de l’aménagement du territoire et de l’emploi ?
Cette question insistante se pose avec acuité alors que l’actualité est dominée par de nombreuses affaires et la réactivation progressive du dossier de la réconciliation pénale. La purge de l’administration, cheval de bataille des pouvoirs publics, et la moralisation de la vie économique sont-elles un préalable à la réforme ou bien peut-on entamer un cycle vertueux tout en agissant fermement sur les tares du passé ?
La lutte contre la corruption est-elle une fin en soi ou un préalable à la réforme ?
Ces questions sont d’autant plus primordiales que le discours gouvernemental semble totalement focalisé sur la corruption et l’urgence de s’attaquer à ses racines, alors que les objectifs de la révolution semblent différés, reportés dans le temps et toujours en souffrance. Il est vrai qu’il est ardu d’avoir en permanence deux fers au feu, toutefois, les attentes sont exacerbées et l’espoir de solutions rapides s’estompe, y compris parmi les plus enthousiastes des soutiens du gouvernement. Prendre la mesure de la corruption endémique est certainement un pas en avant. En revanche, il devrait être assorti avec méthode d’une stratégie de prise en charge des problèmes endémiques du pays : les déséquilibres régionaux, la situation des chômeurs diplômés ou encore l’emploi des jeunes. À ces dossiers primordiaux, sont venus désormais se greffer de nouveaux problèmes allant des pénuries de produits de première nécessité à une irrésistible envolée des prix.
Quelles solutions sont-elles préconisées pour retrouver les grands équilibres et reprendre le chemin d’une croissance qui prenne en compte toutes les attentes légitimes de la population ? Des trains de mesures devraient ainsi venir à temps pour remédier aux problèmes les plus aigus et opérer une relance des dynamiques de développement. Car la volonté politique ne se traduit pas seulement en discours et nécessite des stratégies déployées dans la durée et en fonction d’objectifs clairement définis et financés en amont.
Un nouvel aménagement du territoire et des emplois pour les jeunes
Que faire pour accélérer la prise en compte effective et efficace des principaux objectifs de la révolution tunisienne et répondre aux attentes des régions périphériques, des cités populaires et de la jeunesse dans son ensemble ? Pour le moment, des bribes de solution sont envisagées, parfois de simples colmatages qui ne vont pas jusqu’aux origines des déséquilibres. Par ailleurs, on voit se dessiner progressivement une stratégie qui va au-devant des régions.
Ainsi, lors de plusieurs visites de terrain, dont récemment à Siliana et Kairouan, le chef de l’État est allé à l’écoute des populations, recensant quelques attentes et promettant une action future.
Dans ce domaine de l’aménagement du territoire, les besoins sont énormes car si certaines régions ont été marginalisées par l’ancien régime, elles ont ensuite été délaissées depuis plus d’une décennie. Après le dégagisme révolutionnaire, les vœux pieux et les discours l’ont emporté sur l’action, laissant de vastes territoires dans l’attente de nouvelles solutions.
La nouvelle chambre parlementaire apportera-t-elle du nouveau ? Pour le moment et dans l’attente de la mise en place du Conseil national des régions et des districts, rien de précis ne s’est dégagé quant à cette nouvelle structure dont l’une des missions est de rationaliser le développement local, en rapprochant les élus locaux du centre de décision. Reste à savoir quelles seront les priorités qui seront définies par la base pour le développement local s’il s’avère que les élus de ce conseil pourront apporter une impulsion décisive.
Une autre question se pose à ce niveau. Quel sera le rôle futur des experts ? En d’autres termes, les planificateurs, les ingénieurs ou les scientifiques pourront-ils se faire entendre et peser dans le processus de décision ? Pour prendre des exemples pratiques, citons les politiques de conservation des eaux et des sols ainsi que la lutte contre la désertification. Ces dossiers essentiels ont longtemps été gérés par le biais de structures publiques déconcentrées à l’image des offices de développement. En ce sens, l’Office de développement du Sud ou celui de la Tunisie centrale ont longtemps réalisé des études stratégiques au plus près du terrain. C’est le cas aussi de l’Office de la Medjerda qui a largement contribué à la mise en valeur du Nord-Ouest de la Tunisie. Comment retrouver l’élan impulsé par ces établissements publics? Comment envisager le développement du territoire aujourd’hui ? Ces questions ne sont pas anodines et devraient trouver des réponses adéquates et ancrées dans la pratique.
Quel sera l’impact du Conseil national des régions et des districts sur le développement local ?
Pour revenir au Conseil national des régions et des districts, sa naissance a été accompagnée par des projections (en termes d’aménagement du territoire) qui cherchent à créer une cohésion entre les gouvernorats de l’Est et ceux de l’Ouest de la Tunisie. Désormais, la mise en place de ces synergies solidaires devrait démontrer le bien-fondé de la démarche publique et le faire tout en considérant les éléments endogènes à chaque district. De même, le financement de cet effort en direction des régions périphériques devra être rigoureux et suffisant pour que le nouvel essor se fasse dans la durée. Pour cela, il importe également de mettre à niveau les corps des gouverneurs et des délégués pour qu’ils puissent prendre la mesure de leur mission et se déployer en fonction des priorités incontournables et aussi des attentes de la population.
Malheureusement, depuis 2011, le rééquilibrage régional a trop souvent constitué un slogan creux, un fourre-tout incantatoire qui revenait dans le discours des politiques sans qu’ils se soucient véritablement de la parole des experts. Aujourd’hui, si les pouvoirs publics décident enfin de s’attaquer à l’aménagement du territoire, il est fondamental qu’ils le fassent de manière durable et progressive pour que leur démarche soit couronnée de succès.
À l’heure où nous parlons de nouveau de grands projets d’infrastructure, il est important d’avoir à l’esprit que ces réalisations sont l’autre versant du développement régional et local. Pour mémoire, le lancement du tourisme saharien avait constitué l’une des priorités de Ben Ali dès sa prise de pouvoir et nous pouvons, plus de trente années après, mesurer l’impact de ces démarches structurantes qui contribuent à désenclaver des régions entières. Dans cet esprit, le nouveau pont de Bizerte ou le pôle médical de Kairouan constituent d’incontestables aiguillons pour le développement et aussi des bassins d’emploi de premier plan. Ces projets d’infrastructures ont besoin d’initiatives fortes et porteuses dans l’Ouest et le Sud du pays. Il existe un grand potentiel d’innovation pour des gouvernorats comme Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan ou Tataouine.
Comment libérer l’initiative privée des pesanteurs de l’administration ?
Les répercussions sur l’emploi, surtout celui des jeunes, ne devraient pas perdre de vue le potentiel qui existe dans le monde associatif et communal. Des milliers d’emplois de proximité ont été identifiés par des études prospectives qui se basent sur une décentralisation effective et la montée en puissance de villes de taille moyenne à l’image de Oueslatia ou El Ala où s’est récemment rendu le président de la République. En fait, ces villes et régions souffrent d’un exode systématique des cerveaux et d’infrastructures insuffisantes pour retenir les jeunes qui, s’ils innovaient sur place, contribueraient à créer des pôles attractifs.
Le lancement de sociétés locales est un levier intéressant pour le développement à la base et le renforcement de l’initiative privée qui paradoxalement, reste un maillon faible dans des régions où l’administration peut être très pesante. Il convient dès lors d’agir sur ces pesanteurs et également veiller à insérer ces structures locales dans une véritable dynamique de marché. Trop souvent, les mécanismes publics de soutien des jeunes en quête d’emploi se contentent de les aider à survivre. Il est temps de repenser ces fonds pour la formation et l’insertion, comme des leviers véritables pour le développement, des proto-entreprises à protéger à leurs débuts, afin qu’elles puissent atteindre leur vitesse de croisière et ne pas s’effondrer en chemin.
Les enjeux sont cruciaux dans ces domaines de l’emploi et de l’aménagement du territoire et ils nécessitent avant tout une démarche raisonnée et progressive, un plan décennal s’il le faut, pour que puissent être pris en compte tous les paramètres et l’impact des projets. Le potentiel est très important mais pour le relancer, il manque plusieurs facteurs comme l’enthousiasme que pourrait faire naître un grand dessein pour la Tunisie s’il était adopté par les nouvelles générations.
Entrer dans une année électorale sans perdre de vue les enjeux immédiats
À ce titre, les démarches, il est vrai volontaristes, comme la récente consultation nationale sur l’éducation, n’ont pas suscité de mobilisation notable alors que l’abstention a été très forte lors du récent scrutin pour le Conseil national des régions et des districts. Il est important de comprendre les raisons de cette désaffection pour continuer à avancer sur d’autres dossiers de fond comme l’emploi des jeunes et le développement régional.
Les enjeux sont d’autant plus importants que le caractère électoral de l’année 2024 pourrait en faire une année dominée par les campagnes électorales (qui ont déjà commencé) et par conséquent, par les promesses politiciennes. Comment ne pas perdre de vue l’impératif de réforme, de croissance et de développement alors que la lutte contre la corruption est pour le moment tout aussi impérative ? C’est de la manière dont les pouvoirs publics résoudront cette équation que seront résolues ou différées les attentes de la population en ce qui concerne les objectifs proclamés de la révolution tunisienne.