L’intelligence artificielle (IA) générative met-elle en danger l’expression de la démocratie ? Avec la multiplication des outils permettant de créer des vidéos à partir de simples textes (prompts, ndlr), les images circulant sur Internet peuvent être falsifiées, tronquées, ou sorties de leur contexte. Toutes ces techniques se regroupent sous un terme : la désinformation. C’est à partir de ce constat que l’Union de la presse francophone Section Tunisie (UPF Tunisie) en collaboration avec la représentation nord-africaine de l’organisation internationale de la francophonie (OIF), a organisé jeudi 26 juin 2025 une conférence intitulée “la désinformation à l’ère de l’intelligence artificielle”. La conférence a été animée par Hanen Zbiss, présidente de la section Tunisie de l’UPF et journaliste d’investigation.
S’il est difficile d’estimer l’impact de l’IA sur les opinions de chaque internaute, le risque est reconnu à l’échelle internationale, notamment par une étude menée par le forum économique mondial sur les risques globaux, publiée en janvier 2025. Dans ce sondage, la désinformation occupe la quatrième place des risques les plus importants, et la première place des risques technologiques.

Source : World Economic Forum, 2025
Néanmoins, le terme de désinformation ne permet pas de saisir l’ampleur du phénomène, comme l’a précisé Kamel Rezgui, juriste spécialisé dans le droit numérique. Selon lui, la notion de pollution informationnelle est préférable, dans le mesure où elle permet de regrouper en son sein trois concepts :
1- La désinformation, qui implique une fausse information diffusée dans le but de nuire
2- La mésinformation, qui indique une fausse information, sans forcément volonté de nuire
3- La malinformation, qui décrit une information véridique, mais tronquée pour nuire
Cette précision sémantique pourrait constituer une première étape si la Tunisie veut mettre sur pied une réglementation. Une volonté qui semble nécessaire, tant le pays est mal armé face à cette évolution technologique.
La Tunisie mal armée face à la pollution informationnelle ?
« En Tunisie, nous n’avons pas de politiques publiques relatives aux médias. Nous n’avons pas des politiques publiques orientées au journalisme, aux médias, à l’information », a déploré Mohamed Khalil Jelassi, universitaire, spécialisé dans les médias numériques et membre du Conseil de la Presse.
Une absence de réglementations spécifiques qui interroge, face à une situation qui semble l’exiger. Les progrès de l’IA générative et l’accessibilité de cette technologie pousse à réagir rapidement. Des travaux liminaires sont en cours, d’après Karim Rezgui : « Une stratégie nationale est en cours d’élaboration ». Initialement prévue en janvier 2025, sa publication a d’abord été repoussée en mars 2025, avant de n’être plus à l’ordre du jour.

Mohamed Khalil Jelassi
En parallèle, Mohamed Khalil Jelassi a fait part des initiatives du conseil de la presse : « Nous avons appelé à la mise en place d’une commission nationale de lutte contre la désinformation, de lutte contre ce système de désinformation. Elle réunirait des sociologues, des informaticiens, des experts en médias, en information. »
Un autre problème soulevé lors de la conférence : la Tunisie n’est pas un pays avec une grande culture numérique : s’il compte 9 millions d’utilisateurs sur une population de 12 millions, la confiance placée en internet et les réseaux sociaux reste ténue, et les habitudes de vérification de l’information ne sont pas forcément ancrées dans les habitudes des Tunisiens. En ce sens, une régulation semble d’autant plus nécessaire. Mais quelle forme doit, et peut-elle prendre ?
Quelle régulation ? A quelle échelle ? Comment se prémunir ?
« Il faut vraiment avoir une instance à l’échelle internationale pour, d’une part, réguler les diffusions et la publication de ces informations non crédibles et non correctes. Aussi, il faut des lois qui verbalisent les gens ou qui verbalisent les institutions qui diffusent ces informations non crédibles. », a plaidé Imed Hanana, ex-Président de l’association tunisienne pour l’intelligence artificielle (ATIA).
L’échelle internationale ou régionale semble être la plus pertinente. Les géants du web ont l’habitude de ne s’entretenir, qu’avec les unions, à l’instar de l’Union Européenne. Un choix qui s’explique par une simple raison : une instance regroupant plusieurs pays représente un plus grand nombre d’utilisateurs, et devient donc significative pour les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft). Néanmoins, que peut faire la Tunisie sur son sol ?
Au cours des débats, la perspective d’une addition législative n’était pas perçue comme la solution optimale. De plus, concrètement, il est difficile d’interpeller ou de repérer les personnes responsables de pollution informationnelle, du fait de la volatilité des flux sur internet. D’autre part, introduire une régulation légale soulève d’autres enjeux : « Il faut que la réglementation établisse un équilibre entre, d’une part, la lutte contre la pollution informationnelle, et d’autre part, la garantie de la liberté d’expression et de la liberté de la presse », a avertit à ce propos Karim Rezgui.
Ainsi, la réponse serait peut-être ailleurs, en insistant sur l’éducation, à la fois à travers des programmes destinés aux plus jeunes, mais aussi en direction des générations les plus avancées. Le but ? Insuffler une culture numérique et permettre l’adoption de réflexes nécessaires pour se prémunir, individuellement, des effets de la désinformation.
Quelle place pour les journalistes ?
Organisée par des acteurs de la presse, la conférence a naturellement posé la question sur le rôle des journalistes. Si la présence de l’IA peut effrayer les professionnels du journalisme, cette évolution technologique redéfinit leur place, et leur permet de contribuer d’une autre façon. Très suivie, la guerre entre l’Iran et Israël a donné lieu à de nombreuses fake news, propagées par des internautes, à l’instar d’une fausse manifestation pro iranienne au Sénégal, ou même par des gouvernements, lorsque les Etats-Unis ont montré de fausses images concernant les frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens, démenties plus tard par CNN.

Walid Mejri
« Il y a deux techniques pour lutter contre la pollution informationnelle : le debunking et le prebanking », a indiqué Walid Mejri, directeur du média numérique Al-Qatiba, qui agit fortement contre la désinformation. Le debunking consiste à démentir a posteriori, une fois qu’une fausse information a été propagée. Le prebanking, à l’inverse, intervient en amont, et ce de plusieurs manières. La première étant de se baser sur les faits, et de délivrer des informations justes et sourcées. La deuxième repose quant à elle sur la logique, et se fonde sur l’explication des méthodes de la pollution informationnelle. La troisième porte le nom d’inoculation, et a pour principe de faire faire l’expérience aux internautes de la désinformation, à petites doses, pour qu’ils puissent en comprendre les mécaniques, et s’en protéger. Ainsi, le journaliste doit trouver une nouvelle place, et s’insérer dans l’écosystème numérique.
Seul problème, les rédactions tunisiennes manquent de moyens, et la majorité d’entre elles ne peuvent pas se doter d’une cellule de fact checking, et donc travailler constamment à la lutte contre la pollution informationnelle. Le chemin de la réinvention du rôle de la presse tunisienne est semé d’embûches.