Ennahdha dans l’impasse

Annoncé et reporté à maintes reprises, le remaniement n’est plus un évènement attendu par les Tunisiens. Il confirme, en revanche, l’isolement du parti islamiste Ennahdha, en tant que composante dorsale de la Troïka. Il démontre également l’existence d’une scène politique morcelée et à ce jour non structurée. Analyse.

 

Lundi 21 janvier… Sollicité par les médias sur la sempiternelle question du remaniement ministériel, Hamadi Jebali botte en touche. La nouvelle équipe gouvernementale devrait être annoncée en fin de semaine. L’annonce de l’évènement politique est donc reportée pour la énième fois. Quelques jours auparavant, dans une ultime tentative d’«élargissement de la coalition», le chef du gouvernement avait adressé «une proposition sous pli fermé et contre décharge» à la majorité des partis politiques, y résumant les résultats des différentes concertations et y détaillant les orientations à venir. Depuis, et tout en démentant la plupart des fuites des noms censés composer la prochaine équipe, Hamadi Jebali, a assuré qu’il «communiquera aux Tunisiens» les réponses reçues de la part des potentiels partenaires politiques.

 

Les raisons d’un remaniement

C’est l’arme ultime utilisée par l’exécutif en cas de panne et d’usure. Nouveau leader, changements de visages et de profils, nouvelle configuration de l’équipe, le remaniement sert généralement à insuffler une nouvelle dynamique au moment où la «machine» est enrayée. Or, en Tunisie, le doute n’est plus permis. La machine est en panne. Le bilan du gouvernement Jebali  est loin d’être satisfaisant. Cherté de la vie, absence de sécurité, menace terroriste, instabilité dans les régions, chômage, pauvreté… Le citoyen tunisien, potentiel électeur de demain, a le moral en berne. Le climat social est de plus en plus électrique. De nombreux ministres font l’objet de sévères critiques sur leurs capacités à assumer leurs fonctions en ces temps de crise économique internationale doublée d’une période postrévolutionnaire trouble. Mais le remaniement est également l’occasion de faire une pause, un bilan. Les changements devraient concerner les départements qui ont le moins réussi et se sont distingués par leur inaptitude à communiquer. Malheureusement, à ce jour, aucune autocritique sérieuse n’a été faite. La deuxième raison d’un éventuel remaniement serait, toujours selon des responsables au pouvoir, d’élargir la plateforme politique du gouvernement, autrement dit de renouveler les forces politiques présentes dans la coalition. Toutefois, au regard de ce bilan et à quelques mois des échéances électorales, rares sont les partis prêts à accepter de se lancer dans une aventure et d’en supporter les conséquences. S’associer à Ennahdha aujourd’hui, assumer le bilan du gouvernement, quelques mois avant les prochaines élections, équivaudrait à un suicide politique. Aucune formation ne veut prendre le risque d’être ainsi absorbée par le courant de la Troïka.

 

Un non-évènement

Le remaniement n’est effectif et ne peut avoir l’effet voulu que lorsqu’il intervient au bon moment. C’est une question de timing. Seulement, à force d’avoir annoncé un changement non survenu, l’effet inverse a été créé. Les Tunisiens sont lassés, blasés et n’attendent plus rien de l’évènement. Pire, la médiatisation des perpétuelles négociations a fini par créer une situation bancale et transitoire… qui dure. Tel ministre se sait sur la sellette pendant que l’avenir de tel autre est incertain. Tel parti devrait faire son entrée dans la coalition, pendant que l’autre hésite encore, etc. Voilà des mois qu’on en parle sans le voir venir. L’idée du remaniement avait été officiellement avancée pour la première fois lors du congrès d’Ennahdha. C’était au mois de juillet 2012 et le gouvernement qui n’avait alors que sept mois d’existence avait déjà besoin d’un nouveau souffle. L’idée avait été lancée alors qu’il restait trois mois avant que ne se pose, le 23 octobre, la question de la fin de la légitimité électorale. Au fil des semaines, la question de la reconfiguration de l’équipe gouvernementale se posait avec d’autant plus d’acuité qu’il fallait remplacer deux ministres démissionnaires : Houcine Dimassi et Mohamed Abbou, respectivement, ministres des Finances et de la Réforme administrative. Et les évènements se sont accélérés ce mois-ci. Trois dates (14, 20 et 22) ont été avancées pour le seul mois de janvier par différents protagonistes de la scène politique, au risque de banaliser l’évènement.

Résultat ? Le sujet rabâché n’intéresse plus l’opinion publique. Le remaniement a failli en termes de communication politique… Car à son éternel report s’est ajouté un jeu d’annonces consistant à multiplier les noms. La lassitude a dès lors été au rendez-vous. Les Tunisiens ont l’impression que leurs gouvernants jouent la surenchère médiatique pour les postes ministériels. L’imminence de cet hypothétique remaniement ministériel, les tractations, les rumeurs et les déclarations à l’emporte-pièce… Tout cela discrédite la classe politique et lui fait perdre le peu de crédit qu’avaient encore pour elle les citoyens.

 

L’isolement d’Ennahdha

Depuis des mois Ennahdha occupe l’actualité politique en maniant deux «armes» : la loi pour la «protection de la révolution» et le remaniement. Lorsqu’elle est dans une posture de dialogue, prête à créer un climat de négociations, les discussions sur le projet de loi passent à la trappe et le texte est oublié le temps d’un instant. Lorsqu’elle est dans une posture de confrontation, le projet de loi est de nouveau projeté sur le devant de la scène, prêt à entériner un antagonisme bien ancré entre ceux qui veulent l’exclusion par la loi et ceux qui la veulent par la justice transitionnelle. Le texte a notamment une cible : Nidaa Tounes, accusé de recueillir les anciens Rcdistes. L’heure est alors à la polémique. Toutefois, depuis quelques jours, Ennahdha, dont le bilan est mitigé et est contesté à l’échelle du territoire, ne partage pas cette vision des choses. Au contraire… C’est avec le remaniement qu’elle revient sur le devant de la scène. Le parti islamiste cherche à élargir sa coalition, mais le contexte s’avère difficile, car il n’a plus aucun rapport avec celui du 23 octobre. Au lendemain des élections, les urnes avaient dégagé un parti victorieux. Forte de sa légitimité et de ses 89 députés, la formation islamiste avait posé ses conditions… très légèrement négociées par Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR). Elle s’accaparait ainsi les ministères régaliens et accordait les postes de président de l’ANC et de président de la République à ses alliés, tout en les vidant de leurs prérogatives. Les forces progressistes qui étaient, elles, en rangs dispersés n’ont pu que constater leur échec. Ettakatol a donc fait le choix de rejoindre la Troïka… Tandis que le Parti démocrate progressiste (PDP), Afek, et le Pôle choisissaient l’opposition. Dispersion et émiettement ont été le résultat d’une élection qui a vu l’émergence d’une troisième force : la Pétition populaire. À ce moment, un seul parti structuré se prévalait d’une assise militante: Ennahdha. Aujourd’hui, la configuration est différente… même si à ce jour pas une élection n’est venue confirmer ces faisceaux d’indices. De nombreux instituts de sondage, tunisiens et étrangers, ont enregistré une forte baisse d’Ennahdha, usé par le pouvoir. Quant aux régions, elles se mobilisent les unes après les autres et les soulèvements se multiplient. Les Tunisiens sont frappés de plein fouet par une crise qui les touche au quotidien et dont ils ne voient pas l’issue. Logiquement, un gouvernement qui pratique l’austérité n’est jamais populaire. Que dire alors lorsque ce gouvernement fait également face à de nombreux défis sécuritaires ? Les Tunisiens ne se sentent plus en sécurité. Ainsi, la scène politique tunisienne n’est plus la même. La Pétition populaire s’est transformée en un parti politique, mais s’est divisée entre-temps. Son groupe au sein de l’Assemblée ne compte plus qu’une dizaine de députés. Pendant ce temps sont nés le Parti républicain et El Massar. Mais la plus grande nouveauté demeure l’émergence de Nida Tounes qui se fonde essentiellement sur l’aura de Béji Caïd Essebsi, son bilan à la tête du premier gouvernement et sur le soutien d’une certaine partie de la population en quête de stabilité. Ces trois partis, loin des discussions portant sur le remaniement, envisagent à présent une coalition politique future l’”Union pour la Tunisie”. Qui accepterait aujourd’hui de rejoindre une équipe perdante ? Après hésitations, la sentence est tombée, le Parti républicain, Wafa et l’Alliance démocratique ont refusé d’intégrer le gouvernement… sans surprise.

 

Le début de la fin pour la Troïka

La Troïka, comme forme de pouvoir, «est le choix juste et le meilleur pour le pays», a récemment indiqué le Conseil de la choura dans un communiqué appelant «à consolider et à développer l’expérience participative dans la gestion du pouvoir et à s’ouvrir à toutes les parties politiques, sociales, civiques et aux personnalités nationales en vue de renforcer le processus de dialogue national». La Troïka est-elle la meilleure forme de pouvoir ? Jour après jour, il semblerait que cette expérience tunisienne prouve le contraire. Tout d’abord, la Troïka est une alliance contre nature entre un parti islamiste et deux formations «laïques». Chaque formation avait reçu des portefeuilles en fonction de son poids électoral et de ce qu’elle pouvait apporter en termes d’image à l’échelle internationale. Douloureusement formée au lendemain des élections du 23 octobre 2011 et au terme d’un long processus, la Troïka a connu de nombreux soubresauts. Aujourd’hui, elle apparait de plus en plus comme étant une alliance opportuniste qui n’a jamais réellement reposé sur un programme. Affaire Baghdadi Mahmoudi, révocation du gouverneur de la Banque centrale, événements de Siliana… Pendant près d’un an, la Troïka s’est distinguée par ses contradictions, si ce n’est par ses conflits. Aujourd’hui, avec ce bilan, le contexte est différent. Tout d’abord les deux alliés d’Ennahdha se sont effondrés. Ettakatol a perdu une grande partie de sa base et de ses militants. De nombreux députés ont démissionné. Le CPR s’est également scindé pour donner naissance au mouvement Wafa présidé par Abderraouf Ayadi. Ce dernier, a non seulement formé un groupe parlementaire, mais il est aujourd’hui le dépositaire des slogans et de la signature du CPR, à savoir réforme, assainissement et accountability. Les deux partis qui ont fortement perdu en entrant dans cette coalition jouent le tout pour le tout lors de ce remaniement ministériel. Ainsi, le 15 janvier, Mustapha Ben Jaâfar a déclaré qu’il n’était pas satisfait du rendement du gouvernement. Mais il a surtout laissé entendre qu’il se présentera aux prochaines élections sous la bannière d’Ettakatol. Le lendemain, sa formation évoque pour la première fois la possibilité d’un retrait de la Troïka et réclame un remaniement profond et large, incluant les ministères de souveraineté. Le parti ne peut plus vivre en dehors de la Troïka, mais il doit se distinguer de ses alliés. Le CPR, lui, n’est pas moins exigeant. Il demande la réduction de l’équipe gouvernante et une accélération dans «la réalisation des objectifs de la révolution». Il n’est pas difficile de comprendre. Les deux alliés sont déjà entrés en campagne électorale. Mais la principale victime de ce remaniement demeure le parti islamiste. Outre son isolement et son déficit de communication, il a également démontré la force de ses courants antagoniques. Initialement symbole de démocratie interne au sein du parti, ils empoisonnent aujourd’hui la vie politique tunisienne… à travers les différentes positions de ses deux structures bicéphales ; le président du parti et le chef du gouvernement, Rached Ghannouchi et Hamadi Jebali.

Azza Turki

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