«Les djihadistes mèneront une guerre d’usure dans le Nord»

De retour du Mali, à la suite de l’intervention française, Alaya Allani, spécialiste de l’islamisme au Maghreb, décrit la situation qui prévaut dans ce pays et les aspirations de la population. Il analyse, par ailleurs, les répercussions d’une telle guerre sur les pays de la région et notamment sur la Tunisie.

 

 

 

Après votre retour du Mali, quelles étaient vos impressions sur la situation sur le terrain et quelles réactions populaires avez-vous relevées face à l’intervention française dans ce pays ?

J’étais au Mali depuis quelques jours, c’est-à-dire, juste après l’intervention militaire française. J’ai constaté que la majorité du peuple malien soutenait cette intervention pour récupérer la ville de Konna et le Nord Mali, notamment Tombouctou, Gao et Kidal qui sont sous le contrôle des groupes terroristes depuis le coup d’État contre l’ex-président malien, Amani Toumani Touré en mars 2012. Là, je rappelle que le gouvernement ne contrôle qu’un tiers de la superficie totale du pays, à savoir 1,24 million de Km2. Or, la majorité de la population se concentre dans le sud et l’ouest du pays (le Nord Mali abrite 1/10 de la population, soit 1,5 million d’habitants sur un total de 15 millions de personnes.)

Environ 2/3 de la population du Nord Mali ont immigré vers la capitale Bamako, le Burkina Faso, la Mauritanie ou l’Algérie pour fuir les opérations militaires avant et après l’intervention militaire française. J’ai rencontré certains de ces réfugiés, notamment à Bamako et au Burkina Faso et ils vivent dans des conditions difficiles et voudraient revenir chez eux. La plupart sont des Touaregs. Ils espèrent qu’il n’y aura pas d’opérations de vengeance de la part de l’armée malienne à l’égard des Touaregs rebelles dans le Nord, ce qui compliquerait le processus de réunification du pays.

Certains réfugiés ont insisté sur la nécessité d’accélérer les négociations entre le gouvernement et les membres d’Ansar Eddine, qui sont, selon eux, les seuls capables de trouver des solutions intermédiaires avec les autres groupes terroristes.

 

Pourquoi selon vous les mouvements djihadistes ont-ils décidé d’avancer vers la partie contrôlée par le gouvernement ? Et pourquoi ce dernier n’était-il pas capable de leur faire face tout seul ?

Les djihadistes ont attaqué la ville de Konna, qui est proche de Mopti, pour tester la réaction de l’armée malienne et de ses alliés français et africains. Ils ne pensaient pas que la force d’intervention militaire serait prête avant septembre prochain. Pour cela, ils ont voulu créer une nouvelle réalité sur le terrain, en occupant Konna. Et à partir de là ils pourraient imposer leurs conditions dans les négociations, à savoir une autonomie interne pour le Nord Mali et l’accord du pouvoir central pour l’application de la charia, ce qui pourrait constituer une étape pour la séparation plus tard du Nord Mali.

L’armée malienne n’était pas capable à elle seule de faire face à ces groupes, car elle manque d’expérience et d’armes sophistiquées. D’ailleurs, le gouvernement malien a demandé officiellement l’intervention des forces françaises.

 

Ces groupes terroristes sont-ils capables de faire face à l’armée française et à la force militaire envoyée par la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) ? Et que pourraient-ils faire en cas de défaite ?

D’abord, il faut définir ces groupes terroristes installés au Nord Mali. Il s’agit de trois grands mouvements principaux, en plus d’un nouveau mouvement créé depuis deux mois et qui n’a pas beaucoup de partisans.

— Le premier groupe est celui d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), fondé en 2007 par Abou Mosaâb Abdelwadoud, connu sous le nom de Abdelmalek Droudkel. Il comprenait 1200 combattants de nationalités différentes : africaine, maghrébine, arabe, européenne et même américaine. Les Algériens y représentent la majorité, mais il y a aussi des Mauritaniens, des Libyens, des Tunisiens, des Marocains… Selon certains experts, le budget de l’AQMI est évalué à 200 MDT et provient essentiellement du trafic de la drogue, de l’alcool, des cigarettes et des rançons, ainsi que du blanchiment d’argent. L’AQMI reste le groupe le plus fort.

— Le deuxième groupe, c’est le MUJAO, qui est une scission d’Aqmi. Il a été fondé fin 2011 et réunit 1000 combattants en provenance de plusieurs pays et horizons politiques différents : 300  du Polisario, 200 du groupe Boko Haram (la moitié provient du Nigéria et l’autre du Sénégal), plusieurs Touaregs et Arabes maliens. Il faudrait y ajouter des dizaines de combattants de nationalité tunisienne, algérienne, libyenne, égyptienne, marocaine, pakistanaise…

— Le troisième groupe, c’est Ansar Eddine qui a été créé en 2012 et c’est le seul groupe djihadiste local composé de Maliens, dont la plupart sont des Touaregs issus de tribus Ifogas et Idenan et il est dirigé par Iyad AG Ghali. Son effectif est évalué à 2500 combattants.

— Le quatrième groupe s’appelle «Ansar Achariaâ». Il a été fondé en décembre 2012. Il n’a pas encore beaucoup de sympathisants. À la tête de ce groupe se trouve un dénommé Omar qui était membre de l’AQMI, selon certaines sources. Il est composé, pour la plupart, d’Arabes du Nord Mali.

Tous ces groupes, bien qu’ils comptabilisent environ 4500 à 5000 combattants et possèdent des armes, comme des chars qu’ils ont pu obtenir après la chute de Kadhafi, ne sont pas capables d’affronter les forces françaises, avec leur armement sophistiqué et leurs avions. Les djihadistes vont mener une guerre d’usure et vont se réfugier dans des endroits géographiquement difficiles d’accès au Nord Mali comme la zone de Ménaka qui se situe entre les villes de Gao et de Kidal.

Je pense que la France restera longtemps au Mali, car l’armée malienne n’est pas capable, à elle seule, de contrôler les zones libérées. Par ailleurs, les forces africaines de la CEDEAO qui commencent à arriver au Mali ne connaissent pas la géographie du désert au Nord Mali. Je suppose donc que les forces françaises resteraient pour au moins deux ans.

 

Quelles sont les implications de cette guerre sur la région et sur la Tunisie ?

La guerre au Mali aura des implications sur les pays voisins, y compris la Tunisie. Les djihadistes au Nord Mali qui sont de nationalités différentes ne vont pas rentrer tout de suite chez eux, mais ils vont se réfugier dans les zones désertiques, dont l’accès est difficile, ou dans les zones frontalières du pays. Il faut rappeler ici, que le Sahara malien est vaste et qu’il n’y a aucune possibilité de contrôler la frontière poreuse. J’estime qu’un certain nombre de djihadistes va entrer dans la clandestinité, ce qui augmentera le nombre de cellules dormantes qui se trouvent déjà dans les pays africains et maghrébins, y compris la Tunisie. Le risque, pour nous, provient de l’accroissement de ces cellules dormantes. Mais le danger d’Al-Qaida chez nous reste moindre par rapport à ce qu’il en est en Algérie où s’est déroulée dernièrement la grande opération de prise d’otages à In Aménas, ou encore en Libye, vu la situation sécuritaire encore fragile. En ce qui concerne la Tunisie, je pense qu’il faut avoir une stratégie politique et sécuritaire envers les groupes djihadistes. Les terroristes sont généralement victimes d’une marginalisation économique, sociale et intellectuelle. Il est donc nécessaire de réhabiliter ces terroristes qui rentreront progressivement en Tunisie et de les intégrer dans la société, tout en les encadrant des points de vue religieux et politique et en leur permettant d’améliorer leurs situations économiques et sociales. C’est ce qu’a fait l’Algérie dans le cadre du processus de la réconciliation nationale. Il faut aussi maintenir le contrôle sécuritaire sur eux, sans excès, pour être sûr qu’ils ont abandonné leurs projets terroristes.

 

La mouvance salafiste djihadiste tunisienne pourrait-elle apporter son aide aux djihadistes maliens et leur fournir des armes, des combattants et aller jusqu’à éventuellement les recevoir sur le sol tunisien s’ils voulaient s’y réfugier ?

Cette hypothèse a été posée avant l’intervention militaire française. La dernière opération de Kasserine en décembre 2012 le montre, puisqu’il était attendu de faire sortir des armes stockées en Tunisie à travers l’Algérie et les porter au Mali. Je pense que, maintenant, les membres d’Al-Qaida seront plus attentifs et travailleront davantage dans la clandestinité, en multipliant les cellules dormantes. C’est pour cela qu’il faut être vigilant et renforcer la coordination entre les services de sécurité tunisiens, libyens et algériens, car les tactiques de l’AQMI vont se concentrer sur des opérations du type «In Aménas» en Algérie. Elles vont aussi viser les intérêts des pays européens.

 

Ne pensez-vous pas que la France s’est précipitée dans son intervention militaire au Mali, au risque de faire entrer toute la région du Sahel et du Maghreb dans une guerre aux conséquences lourdes sur le court et le long terme ?

Je pense que la France a été contrainte à intervenir militairement au Mali, car la prise de Konna signifiait le contrôle de Mopti et plus tard de Bamako, la capitale, par les groupes terroristes. Mais on ne peut pas nier que la France s’est enlisée dans cette guerre et elle ne peut plus reculer maintenant. Elle payera une lourde facture, du point de vue du nombre de victimes et des menaces pesant sur ses intérêts. Mais elle pourrait minimiser les dégâts en faisant de la victoire militaire un pas vers la réconciliation nationale au Mali, ce qui nécessiterait la prise d’un ensemble de mesures :   (l’armée malienne doit éviter toutes formes de vengeance des Touaregs rebelles dans le Nord Mali ; réunir les différentes parties du conflit malien autour de la table des négociations, y compris les rebelles du Nord, notamment Ansar Eddine, mais pas les groupes terroristes comme l’AQMI et le MUJAO ; se mettre d’accord sur une feuille de route politique susceptible de rétablir la stabilité et d’aider à mettre en place des institutions démocratiques ; mettre en place un programme de développement économique pour promouvoir les zones frontalières et les zones marginalisées ; désarmer toutes les milices et limiter l’effort armé à l’État).

J’estime finalement que plus la présence armée française continuera, plus les implications seront négatives aussi bien pour le pays lui-même que pour les forces françaises. Car il est possible que se créent des courants nationaux anti-français et anti-européens qui viseraient les intérêts occidentaux sur place. 

Propos recueillis par Hanène Zbiss

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