Rencontre avec Nacer Khemir en marge de la présentation de son film “Yasmina et les 60 noms de l’amour”

 

« Vous vous souvenez de mes précédents films ‘Shéhérazade ou la parole contre la mort’ et de ‘Bab’Aziz’ ? Et bien, ce que vous avez vu ne ressemble en rien à ce que vous allez voir. » C’est par ces mots que Nacer Khémir clôt la présentation de son dernier film lors de la troisième édition de la Rencontre des réalisateurs tunisiens organisée début février 2014. “Yasmina et les 60 noms de l’amour” est un film intimiste. Ce n’est pas une fiction. C’est un récit dans lequel Nacer Khemir convoque le spectateur – à travers Yasmina- où celui qui le reçoit n’est pas épargné. Tantôt acclamé, tantôt décrié, Nacer Khemir ne cherche pas à séduire. Aucun artifice. Mais un indéfectible désir de « faire tomber le mur » entre les civilisations, par le langage, par l’imaginaire.

 

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our parler de “Yasmina et les 60 noms de l’amour”, il faut raconter un bout de l’histoire de sa réalisation et revenir à l’instant où ont été tournées les premières séquences. « J’avais acheté en 1992 une petite camera mini-DV pour filmer mon journal, et fixer un peu ma mémoire devenue transparente à force de nomadisme ». A cette époque, Nacer Khemir parcourt l’Europe et la Méditerranée, naviguant entre les différentes formes d’arts, dans cette même intransigeance de réunir les consciences autour de ses œuvres et de ses mots. De Grenade à Milan, il expose Les 60 noms de l’amour. Une exposition qui se veut être un pont entre les deux rives de la Méditerranée, pour déconstruire les représentations d’une vieille Europe coloniale sur le Monde arabe. A travers ses tableaux, il présente soixante occurrences de la langue arabe pour nommer le sentiment amoureux. L’amour comme émotion universelle, un langage que chacun pourra comprendre car c’est seulement « à travers l’émotion que l’on peut briser cette fausse supériorité, et remettre les deux rives à égalité ».

Il rentre souvent à Korba, son village natal. « Je suis exilé ici, je suis exilé ailleurs. Je suis définitivement devenu nomade dans ma vie. Je suis en revanche attaché à la terre. ». Ainsi, il y retrouve ses racines, la maison de son enfance, le bout de son ciel, sa grande tante. Yasmina. Comme pour fixer les instants, peut-être les derniers d’une vie, il recueille « le roman oral » de cette vieille femme presque centenaire. Durant dix ans, ses paroles seront précautionneusement enregistrées au rythme des allers-retours du neveu voyageur. Prenant un recul sur ces heures d’enregistrements, il s’interroge.

À travers cette figure emblématique, croirait-on sortie d’une tragédie grecque, comme hors du temps, il y a la question de l’avenir de la Tunisie. A la lecture d’un morceau de son histoire parfois oubliée, le réalisateur cherche à mettre en lumière les racines de sa culture, pour mieux affronter le futur « Faire un travail de mémoire, mais celui de la mémoire à venir. Quel espoir peut-on porter ? Si l’espoir se mesure au chantier qui nous attend, nous avons ici, les plus grands espoirs ».

Yasmina et les 60 noms de l’amour” est un hybride, un film inclassable, construit sur tracé d’un parcours profondément personnel, avec sa part autobiographique. Lorsque cette ancêtre raconte sa vie, la parole est brute. Elle parle de souffrance, d’une vie rude et cruelle. Le spectateur est tenu par l’insoutenable de cet être au crépuscule de sa vie. Et comme une litanie, les noms de l’amour sont énumérés, traduits et imprègnent celui qui les entend. Quant aux fondements de l’oeuvre – car il s’agit d’emprunter le regard de celui qui se laisse étourdir par une œuvre d’art – il s’agit certainement plus d’une recherche philosophique, avec sa part d’exigence. Une exigence qui, selon l’auteur,  manquerait à la société d’aujourd’hui et qui participerait à sa propre décadence.

A la question, êtes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ? Nacer Khemir répond : « À vrai dire, je ne sais rien. Je suis optimiste quand je travaille, moins quand je m’arrête et j’écoute. » Son regard sur cette nouvelle Tunisie est sévère, car Nacer Khemir est intransigeant, et nous suggère de regarder plus loin, au delà du présent et d’envisager l’horizon, autrement dit de se placer à une autre échelle du temps pour penser l’avenir. Il est toujours question d’avenir chez cet artiste. Dans son œuvre, il dit souhaiter s’adresser à un enfant, à la génération future à qui on doit  donner « la chance de pouvoir se baigner dans le théâtre, la musique, dans les arts, une accessibilité à la beauté de sa langue, non pas comme un enseignement, mais comme une découverte ». Puis il ajoute. « Nous n’avons pas été capable de construire ce ciel pour nous, pour nos enfants. Alors quoi faire, et comment ? En tous cas, moi je sais comment le faire ».

Nacer Khemir cherche en effet à donner des clés pour appréhender l’avenir,  en évitant les erreurs du passé, avec comme moyen, la rencontre de l’autre. Mais n’importe qui ne peut pas rejoindre l’artiste à cet endroit, du moins s’il s’en tient à la lecture du film. Et pour lui, qu’importe. Nacer Khemir   donne à découvrir son langage, au spectateur de s’en saisir comme levier pour son propre imaginaire.

M.P.

 

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