Rencontre avec Rossella Paolicchi: “La Tunisie, une caisse de résonnance dont je n’ai pas encore reconnu les sons”

Incontournable question, pensez-vous qu’une œuvre d’art puisse être une thérapie pour l’artiste ?

L’œuvre d’art est certainement un acte créatif qui s’alimente du magma inextricable d’émotions et d’images que nous portons.

Mais cela se fait dans l’inconnu  dans ce qui ne se perçoit pas rationnellement, aussi je pense que l’artiste porte avec lui de manière inévitable, ses propres dynamismes psychiques.

Il s’alimente, se nourrit des traces profondes de ce qu’il a vécu .C’est seulement la mise à jour, la mise à la lumière de vestiges archéologiques de chaque histoire individuelle, c’est le lent dévoilement d’une trace historique de l’histoire infantile.

Mais l’objet artistique accueille de multiples strates de l’artiste qui puisent aussi dans sa vie actuelle.  Il retourne continuellement à son œuvre pour cueillir quelque chose qui lui avait échappé et qui échappera toujours.

L’œuvre d’art n’est pas seulement ce temps présent de la création, elle renvoie à une relation non conclue encore ouverte. L’artiste interprète, appréhende le monde.

L’œuvre artistique est un moyen de donner la parole ou de mettre en images ce quelque chose d’universel et de subjectif que nous portons même si cela demeure une universalité partielle

Pour chaque artiste c’est différent si l’on se met du côté des grandes peurs que l’homme traverse comme la mort et les pertes, les souffrances mentales et physiques.

L’œuvre d’art pourrait être, en effet, une certaine thérapie quand l’artiste se rencontre, fait connaissance avec lui-même, c’est une longue discussion vous savez…

Vous-même, d’ailleurs, vous êtes psychothérapeute, vous peignez, vous écrivez… comment vivez-vous cela ? l’écriture c’est quoi… ?

C’est sortir de soi, c’est s’oublier et se raconter en même temps sans que cela soit conscient. C’est une urgence une émergence de soi.

Nous sommes en relation directe avec la mort, le grand silence, la grande nuit. Quand on écrit, le rapport au temps change, on se croit tout à coup immortel. Mais, il y a toujours une certaine pudeur, une certaine retenue… on ne peut pas se mettre en état d’observation avec soi.

Ce qui entre dans l’écriture, ce sont des personnages, des situations réelles, certes, mais tout cela est pris dans un  tourbillon.

C’est comme si un morceau de bois émergeait de l’eau même si le bâton est réel il se transfigure, il se déforme se défigure dans l’eau, il devient autre chose.

C’est le regard, la sensibilité de l’artiste qui transforme la réalité, le morceau de bois. Une transfiguration, une mutation de la réalité.

Avez-vous envie d’écrire sur la Tunisie?

Il y a des pays plus que d’autres qui nous révèlent quelque chose d’important du pays. Mais qui, au même moment, révèlent quelque chose de nous mêmes.

Je connais beaucoup trop peu la Tunisie, je pourrais dire que c’est une caisse de résonnance dont je n’ai pas encore reconnu les sons. Mais je sens que quelque chose de très fort m’attire et cela me pousse à entrer dans une relation personnelle avec le pays.

Un pays, c’est une personne avec mille facettes, mille visages. C’est toujours très complexe, très contradictoire. C’est un pays que j’aime beaucoup et je m’y approche lentement même si les images projetées sur l’écran de ma vie ont une vitesse particulière.

Une célérité étrange qui essaie de m’apprivoiser. Pays complexe, paradoxal où sa légendaire ouverture et  hospitalité ont été tâchées par le sang qui a coulé au musée du Bardo.

Il y a chez l’homme toujours une part destructrice et quand la violence prévaut sur le reste, cette part destructrice se partage dans le groupe qu’il soit politique ou religieux.

Cette violence, alors, devient très forte. Cela est dangereux parce que ce groupe, se croit investi d’une mission divine pour détruire tout ce qui est différent. Ces personnes pensent être dans le bien, ils pensent détenir la vérité pour préserver leur identité. Celui qui est hors de ce groupe, devient un ennemi et perd les caractéristiques de l’humain.

Il n’est plus ni homme ni femme ni enfant, il est une masse indistincte à éliminer. Tuer l’autre, le différent, tuer la liberté de penser. Une espèce de désordre mental que l’on pourrait décrire comme une organisation interne particulière qui fait qu’il y a sabotage sur sa propre vie et sur la vie des autres.

C’est étrange, je voulais vous poser des questions sur l’art et la conversation s’est déplacée vers le politique comme si le politique prenait toute la place

Je ne suis pas d accord avec vous, il n’y a pas de coupure, de rupture entre les dimensions sociale, politique et artistique. L’art est une des formes pour résister à la terreur. L’art convoque la beauté, le beau et éloigne, neutralise, repousse la part noire qui se jette sur le monde, qui se répand en certaines périodes. L’art est donc une résistance au jour le jour, de chaque instant.

La beauté, vraiment … ?

Oui, la beauté comme acte créatif, comme antithèse de la destruction. L’art crée quelque chose, il ne détruit pas. Quand je peins, il y a des images qui cherchent à se rendre visibles. Des images vues avant en rêve, ou dans une intériorité visuelle, parfois, au contraire on ne voit rien et au premier trait de pinceau, un autre trait de pinceau s’associe et quelque chose naît dans l’instant.

Le tableau devient alors l’espace où l’on peut rêver. On explore, on déchiffre dans ce voyage entre rêve et réalité un petit univers inconnu où coexistent des objets dans une espèce d’intemporalité.

Pas d’histoire, pas de narration, mais les personnages, les objets, les oiseaux, se mettent ensemble. Ils cohabitent, ils ont un lieu pour habiter, pour vivre.

C’est peut-être cela la beauté dans l’art: ce long murmure que l’on traduit. Le murmure de l’eau qui court en nous,  ce réservoir des fonds de l’inconscient qui nous alimente malgré nous.

Un va et vient continu entre l’imaginaire, le réel et l’inconscient. La  peinture, la photographie, le dessin, l’écriture, retirent un fil de ce tissage emmêlé. L’œuvre d’art va au delà, elle crée quelque chose qui n’existait pas jusque-là : une petite carte intérieure qui se pose sur la grande carte géographique.

Chercher l’accord, l’assonance avec le rythme de la vie qui est à la fois lumineuse. La lumière d’un côté et le profond abysse de l’autre.

Farouk Bahri

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