Rentrée scolaire : Entre approximations  et bricolages

Par Hatem Bourial

Le recul qualitatif de l’éducation nationale n’en finit pas de propager ses ondes de choc. Depuis des décennies, le système éducatif tunisien hésite, multipliant les réformes sans avenir, les approximations et les bricolages. 
Pourtant, le socle fondé dans les années cinquante avait fait ses preuves et généré une tradition d’excellence à laquelle contribue l’enseignement privé. 
Notre école aurait-elle raté le coche de la modernisation ou bien se trouve-t-elle inextricablement prise dans des tiraillements budgétaires, idéologiques ou syndicaux ?
La nécessité de réformes en profondeur ne fait plus aucun doute alors qu’une nouvelle fois, un contexte morose pèse sur la rentrée scolaire. 
Pris dans la tempête de la hausse des prix et des pénuries de tout ordre, les parents envisagent la rentrée scolaire selon le coût du cartable de leurs enfants, ne voyant même plus la crise sans fin dans laquelle se débat le système éducatif. 
Obnubilés par les prix qui s’envolent, les Tunisiens ne semblent même plus se soucier du contenu des programmes, de la qualité des enseignants ou des rythmes scolaires. Une affaire grave de manuels bourrés de fautes d’orthographe s’est d’ailleurs invitée sur fond de déroute qualitative. Cette affaire remuait en quelque sorte le couteau dans une plaie béante, approfondie par les errements des dernières années. 

Le délitement de l’école, une réalité palpable 
De la noria de ministres s’étant succédé à la tête de l’Éducation nationale depuis 2011, rares sont ceux ayant su tirer leur épingle du jeu et impulsé le système dans le bon sens. Alors qu’une réforme exigeante était nécessaire, le département s’est trop souvent retrouvé ligoté par des éradicateurs proclamés de la langue française ou des islamistes ne rêvant que de formater les esprits des nouvelles générations. Seul le ministre Hatem Ben Salem avait engagé un travail de fond, selon des objectifs rationnels et une approche graduelle. Il n’aura pas le temps de mettre à exécution son plan de grande envergure mais au moins aura-t-il contribué à montrer la bonne direction. 
Entre-temps, le délitement de l’école est devenu une réalité palpable. Le système éducatif est tenaillé par des crises structurelles qui tendent, selon les experts, à devenir irrémédiables. Cette perte de qualité s’accompagne de nombreux conflits, notamment syndicaux, qui font que chaque rentrée se transforme en calvaire pour une école impuissante, prise en otage par des empoignades qui ne concernent pas les élèves et leurs familles. Malgré le désaveu par l’Union générale tunisienne du travail de toute pratique radicale, l’agitation continue à être alimentée par des «irrédentistes», comme les qualifient les syndicalistes eux-mêmes. 
C’est dans ce contexte que cette rentrée de septembre se trouve déjà empêtrée dans les surenchères habituelles sur fond d’une crise économique générale qui s’est davantage aggravée. Cette confusion et ces urgences qui s’amoncellent ont un résultat indirect : plus personne ne se soucie véritablement des réformes véritables et de la crise profonde que traverse l’école tunisienne. Toujours différée, la réforme structurelle se doit de replacer le système éducatif dans une trajectoire vertueuse afin de sortir de l’ornière. Alors que les indicateurs sont au rouge, le système continue à s’enfoncer puisque les colmatages ne suffisent plus. 
Lors d’une enquête récente, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) affirmait que plus de 60% des élèves tunisiens n’avaient pas acquis les compétences de base durant leur scolarité. Heureusement, dans le même rapport, ce chiffre était tempéré par un taux de 100% relatif à l’inscription à l’école primaire et secondaire.

Une impasse morale sans précédent depuis la fondation du ministère de l’Éducation nationale 
Il n’en reste pas moins que des disparités flagrantes et parfois grandissantes continuent à peser sur un monde de l’éducation capable du meilleur comme du pire, tourné vers l’excellence mais entravé par des pieds d’argile. Comment en effet peut-on d’un côté ne pas maîtriser les compétences de base et d’un autre, produire des générations qui fréquentent les meilleurs établissements universitaires?
C’est tout le paradoxe du système éducatif en Tunisie dont de nombreuses voix continuent à dénoncer le grave recul qualitatif. Pour beaucoup d’observateurs, il reste peu de choses de l’école telle qu’elle fut pensée et concrétisée par la génération Bourguiba. Mobilisant pour l’éducation nationale un quart du budget de l’Etat, cette école républicaine conçue comme un ascenseur social et un vecteur de modernisation, est entrée dans une crise profonde depuis plusieurs années. De fait, l’enseignement en Tunisie semble se débattre dans une impasse morale sans précédent depuis la fondation en 1956 du ministère de l’Education nationale.
Conçue selon un modèle défini par Mahmoud Messadi dans les années cinquante, l’école tunisienne s’est dès ses débuts, posée en rupture avec les modèles diffusés par l’enseignement religieux qui lui est antérieur. Le nouveau pouvoir républicain avait en effet réformé l’enseignement religieux alors dominant, et consacré une rupture historique avec la mosquée Zitouna dont le pôle universitaire avait été remplacé par une simple faculté de théologie au sein de la nouvelle université tunisienne. L’unification de l’enseignement s’était alors faite selon le modèle «sadikien», c’est-à-dire d’une manière ouverte et interculturelle qui faisait une large place à la langue française et aux contenus humanistes et libéraux.
La fondation de l’école constituait un temps fort dans la modernité tunisienne. Elle marquait la victoire du camp progressiste sur celui, plus ancré mais sclérosé, des conservateurs. Symbole par excellence du nouveau pouvoir bourguibien, l’école nouvelle était alors venue renforcer les réformes entreprises par l’équipe au pouvoir pour sortir la Tunisie du système féodal qui la dominait. Avec pour modèle l’école de Jules Ferry, le projet d’une éducation nationale tunisienne tentait de rendre irréversible le processus de modernisation en formant les nouvelles générations à l’aune des Lumières. Plus en profondeur, cette école remettait en question la nature oligarchique de la société tunisienne en diffusant un enseignement de masse qui atteindra les points les plus reculés du pays.
Ce système éducatif a longtemps constitué l’une des fiertés de la Tunisie et sera mis en œuvre par des instituteurs pleinement engagés qui, armés de leur vocation, répandront le savoir à l’échelle d’un pays en moins d’une génération.

Entre crise qualitative, enseignants démobilisés et programmes caducs 
Prise dans ses contradictions contemporaines, l’école d’aujourd’hui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut. L’institution éducative souffre de mille maux, au point où certains experts parlent désormais de «faillite qualitative». L’école semble partout en recul, voire assiégée par les mobilisations syndicales et les réseaux scolaires alternatifs. Des enseignants démobilisés, des établissements détériorés, des programmes caducs et des budgets insuffisants sont le lot d’une école désormais aux abois. Une décennie après la révolution tunisienne, tâtonnements et bricolages sont en train d’approfondir la déstabilisation d’une école devenue un mastodonte qui ne sait plus à quel saint se vouer. De plus, champ d’un combat idéologique feutré, l’école tunisienne subit les maux qui se sont abattus sur le service public dans son ensemble.
Il est en effet bien loin le temps où le budget de l’Education nationale représentait plus du quart de toutes les dépenses publiques. C’est une crise multiforme qui s’est installée et bouscule dans ses derniers retranchements un système scolaire qui a pourtant permis aux fillettes de s’émanciper par le savoir et qui a actionné un formidable ascenseur social. Et pourtant, selon une enquête publiée par l’Institut national de la statistique, 69% des Tunisiens font toujours confiance aux établissements éducatifs publics. Quant à ceux qui se disent insatisfaits des prestations fournies par l’école, ils pointent du doigt des carences évidentes. Ils estiment que de nombreux instituteurs et professeurs ne sont pas suffisamment qualifiés et déplorent les absences répétées des enseignants. De même, l’absence de cantines, d’eau potable et de salles de permanence constituent d’autres handicaps à surmonter, surtout pour les écoles des régions enclavées.
Ce mal de l’école a atteint des sommets avec des mouvements sociaux qui avaient été très suivis, suscitant une grève historique et la rétention des notes scolaires par les enseignants du secondaire. Alors que pesait le risque d’une année blanche, les choses avaient miraculeusement retrouvé leur cours normal. Toutefois, les dégâts sont nombreux et l’image de marque de l’institution est passablement écornée. C’est que les écoles tunisiennes ont reçu des assauts répétés qui ont défrayé la chronique: des enseignants ont été victimes de braquages en pleine classe, plusieurs pensionnats de lycéens ont subi des incendies criminels, des vols avec effraction ont eu lieu de nuit dans des établissements mal surveillés. Face à l’impuissance des responsables, laboratoires ravagés, classes détruites et matériel détérioré sont devenus la norme. En outre, l’absentéisme établit des records parmi les élèves et aussi les enseignants qui sont nombreux à baisser les bras. Ces maux insidieux de l’école ont même pris la forme de suicides des adolescents qui ont frappé dans plusieurs régions une opinion publique atterrée. 

Une école prise en otage par les questions syndicales 
Devant ce recul de l’école, les idées ne manquent pas et il importe d’identifier et actionner les synergies nécessaires. Cette rentrée scolaire prend ainsi une valeur de test après les soubresauts de l’année écoulée durant laquelle tout le monde s’est retrouvé enfermé dans la question syndicale.
Le diagnostic est accablant et, pour remonter la pente, il va falloir mettre les bouchées doubles. En effet, l’école est bel et bien dans le pétrin et les dysfonctionnements sont installés à tous les étages. Pour retrouver l’efficacité perdue et les fondamentaux historiques, des chantiers – petits et grands – doivent être engagés. Tous les constats sont convergents : une action urgente doit se développer dans de nombreuses directions.
Le besoin en cadres enseignants se fait ressentir plus que jamais et selon le ministère, il faudrait des milliers de nouveaux enseignants pour combler tous les besoins mais les coûts seraient prohibitifs et impossibles à dégager dans la conjoncture actuelle. De nouvelles mesures à court terme voient peu à peu le jour. Il s’agit de petits pas dans la bonne direction qu’il convient de consolider. 

Faudrait-il un dialogue national pour l’école ?
Pour minuscules qu’elles soient, ces mesures ont l’heur de secouer le palmier et vivifier les attitudes figées et le poids des conventions. La plus appréciée de ces réformes est constituée par le retour aux rythmes scolaires trimestriels, un temps abandonnés en faveur d’un rythme semestriel.
De plus en plus actifs, les parents d’élèves participent à cette nouvelle dynamique à travers leurs associations et tentent eux aussi de rendre ses lettres de noblesse à la vie scolaire.
Que faire d’autre dans l’immédiat face à une école qui semble tourner à vide? Faudrait-il envisager un énième dialogue national et des commissions spécialisées ou plutôt revenir aux fondamentaux qui ont fait l’honneur et l’exemplarité de l’école tunisienne? En ce sens, il est important que les grandes familles politiques clarifient leurs positions et projets concernant l’école. Car, à ce titre, c’est un flou persistant qui règne avec en filigrane l’essor d’un vaste réseau d’écoles coraniques et la montée en puissance de l’enseignement privé devenu une valeur refuge devant les atermoiements du secteur public.
Les questions cruciales sont tout autant nombreuses que complexes et se posent avec insistance. Prise dans ses contradictions et dans les cahots de la transition démocratique, l’école tunisienne est aujourd’hui en mal de réformes en profondeur qui restent à définir et entreprendre. Sinon, malgré des atouts évidents, cette école (qui fut la fierté d’un pays qui affirmait ne pas avoir de pétrole mais miser sur la matière grise) sera condamnée à demeurer l’homme malade de la transition tunisienne. 

Related posts

Affaire du complot contre la sûreté de l’État : Unimed réagit au jugement contre Ridha Charfeddine

Affaire du complot : Qui sont les accusés en fuite ?

Affaire du complot : Voici les peines prononcées !