A maints égards, l’Etat en Tunisie est aujourd’hui sur la sellette. En dépit des efforts déployés en cette phase de transition politique pour corriger les maux structurels et répondre aux revendications « révolutionnaires », l’Etat est attaqué pour son inefficacité dans la gestion de la situation socioéconomique du pays.
Citoyens, communauté des affaires et partis d’opposition n’ont cessé de clamer la nécessité de refonder l’appareil étatique. Mais aussi les gouvernants eux-mêmes n’ont pas manqué d’audace de reconnaître le manque de vigueur de l’autorité publique et l’incapacité de l’Etat à sortir l’économie de sa léthargie et répondre aux attentes des tunisiens.
Dans ce contexte tumultueux, les voix s’entremêlent. Entre celles qui prônent une réforme radicale de l’Etat et laréduction de son rôle au minimum requis et celles qui rêvent d’un Etat plus « profond » contrôlant outre mesure toute la vie économique et sociale, il y a beaucoup de tapage et de cacophonie autour du sujet névralgique du rôle de l’Etat dans l’économie.
Malgré son caractère récurrent, le débat sur le rôle de l’Etat est toujours d’actualité notamment en période de crise. L’organisation récente par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) de la 34ème session des journées de l’entreprise sous le thème « l’entreprise et le nouveau rôle de l’Etat » est à cet effet venue à point.
L’intensité et la richesse des débats, ayant réuni une pléiade de personnalités nationales et étrangères du monde politique et économique, dont l’ancien Président de l’ARP Mohamed Naceur, le Président du gouvernement Youssef Chahed, l’ex-président turc Abdullah Gül et l’ancien Premier ministre grec Alexis Tsipras, ont permis de faire le tour sur les principaux enjeux auxquels l’Etat fait face et d’indiquer les voies d’un meilleur partage de rôle et responsabilités entre l’Etat d’une part et l’entreprise d’autre part aux fins de sortie rapide de crise.
L’apport de cette rencontre prestigieuse ne réside pas, à vrai dire, dans l’originalité des idées évoquées en soi mais plutôt du sens de pédagogie du débat, de synthèse des idées et de rappel des enseignements et de formulation des recommandations à la lumière des résultats d’autres expériences en l’occurrence celle de la Grèce.
Et pourtant, le principal souci concernant le débat sur la réforme de l’Etat relève du « comment » pour traduire au plan opérationnel les vertus d’un Etat stratège, un Etat modeste, un Etat fort etc. Ce sont toujours les lignes de démarcation autour de la taille et de la nature des activités « optimales » dévolues à l’Etat qui posent problème et qui sont sujettes à discussion et débat sur fond idéologique et technique.
La nécessité de réformer l’Etat
Toutes les parties prenantes à la nouvelle édition des journées de l’entreprise se sont accordées à penser que la crise des valeurs, la détérioration des services publics, l’endettement excessif, les difficultés des finances publiques, l’instabilité sociale, l’émergence d’enjeux majeurs liés à la gestion des ressources naturelles, aux problèmes environnementaux, au repositionnement dans les chaînes de valeurs, à l’intégration des progrès technologiques, et face à la transformation numérique, à une concurrence internationale devenue de plus en plus rude, à des besoins diversifiés et nouveaux des agents économiques, aux revendications sociales pressantes, l’Etat est appelé à se réformer et se repositionner dans son poids et son rôle pour gagner en efficacité et légitimité.
Dans quelles mesures l’Etat est capable d’identifier les opportunités, les filières et les partenaires de demain, exercer un rôle de veille, d’évaluation et de prospective, pouvoir coordonner les initiatives privées et les mobiliser en faveur de projets et de filières stratégiques, être réactif et agile, à même de se concentrer sur ses missions essentielles et se désengager de certaines tâches et activités ? Quel modèle d’inclusion sociale adopter avec des finances délabrées et que peut encore faire l’Etat pour réduire l’exclusion et les disparités ? Quelle sont les défis de la transformation digitale de l’Etat ? Quelle importance donner à l’accompagnement des agents publics et à leur implication dans ce changement ? Comment faire face à la crise d’appartenance à l’Etat, à l’entreprise ou à tout projet collectif? Quel sens d’un Etat régulateur ? Autant de questionnements lancinants et légitimes qui se sont débattus lors d’une série de panels en l’objet tout au long de deux journées pour parvenir à une série de recommandations concluantes sur le remodelage du rôle de l’Etat dans l’économie et le développement.
« L’Etat, dans ce contexte de crise, a un rôle capital à remplir », tel est le point commun d’entrée. Dans ce sillon, les principales opinions sur le rôle de l’Etat ont porté sur la nécessité d’un contrat social entre l’Etat et le peuple pour rétablir la confiance mutuelle, lequel Etat doit remplir son rôle d’Etat Providence, en dépit des contraintes budgétaires. En revanche, l’entreprise doit avoir un rôle social. « Elle doit, en effet, agir comme une entité sociale, tout en luttant contre les externalités négatives, pollution, épuisement des ressources naturelles ».
« Le consens social est aussi nécessaire », a bien souligné l’ancien chef du gouvernement grec en faisant allusion aux conditions de réussite des programmes d’appui avec le Fonds monétaire international. L’intervention de l’Etat dans les secteurs stratégiques, en particulier l’éducation, la santé et le transport, a également fait l’unanimité. Au-delà, il importe de laisser le secteur privé opérer. La restructuration des entreprises publiques sans aucun tabou et arrière-pensée n’a pas manqué d’émerger en tant que condition essentielle de réforme de l’Etat en Tunisie en faisant allusion aux possibilités de privatisation de certaines entités publiques.
L’accent a été aussi mis sur l’appui inconditionnel de l’Etat à l’entrepreneuriat des jeunes et la facilitation de l’environnement des affaires d’une façon générale pour relever le défi de création de valeur et de résorption de l’emploi. S’il est admis que l’un des rôles essentiels de l’Etat en tant que stratège est de veiller à la mise en place d’un cadre institutionnel adéquat, il est tout aussi primordial de ne pas sombrer dans l’excès réglementaire. Il faut plutôt travailler sur la bonne gouvernance et réformer l’administration.
Un intérêt particulier doit être accordé par l’Etat à la poursuite des réformes structurelles, au développement du capital humain et à la transformation numérique de l’Etat susceptible d’offrir un environnement de travail modernisé aux agents publics, mettre fin à la corruption et à la bureaucratie et contribuer à la rationalisation des dépenses publiques.
La promotion de l’Economie Sociale et Solidaire, l’inclusion sociale, la responsabilité sociétale des entreprises, la communication des réformes et l’impératif d’une adhésion collective à un projet salvateur porté par un «réflexe de survie» doivent faire leur épreuve en tant que mode de responsabilisation collective associant Etat, entreprise et société civile.
« Le moment plaide pour un Etat solide, bien géré, efficace et fort. Il est plus que jamais nécessaire de travailler à la mise en œuvre de réformes sur le terrain plutôt qu’à la modification des lois », ont affirmé les responsables de l’IACE. Ce sont les principaux mots d’ordre qui méritent considération.
S’il est vrai qu’il soit impératif de procéder aujourd’hui à la réforme de l’Etat en Tunisie, il est tout aussi vrai, pourtant, qu’il importe de relativiser nombre de propos et surtout ne pas s’inscrire dans la logique de « tout revoir » et « tout refaire ».
Que l’accent soit mis sur l’Etat stratège, n’est pas une nouveauté en Tunisie, si l’on s’en tient à la planification de développement traduisant bien une préoccupation stratégique, dans laquelle s’est inscrit l’Etat tunisien depuis longtemps. Toutefois, l’approche de planification est appelée aujourd’hui à être reformée et modernisée compte tenu de la complexité et du caractère de plus en plus aléatoire de l’environnement.
L’Etat a également déployé beaucoup d’efforts au fil des années pour l’aménagement de l’environnement des affaires dans toutes ses dimensions institutionnelles. Ce qui entre dans la fonction de l’Etat stratège, mais il reste beaucoup à faire sur ce front.
Relativisation de la pensée et pragmatisme de l’action
Dans la lignée de ce que nous a appris l’économie de développement, les stratégies de développement mises en œuvre en l’espace de plus de cinq décennies nous ont enseigné que L’Etat joue un rôle essentiel dans le développement. Néanmoins, la manière de procéder ne répond à aucune règle simple. Nonobstant les missions de souveraineté, le rôle de l’Etat dans l’économie dépend du stade de développement du pays, de la capacité d’action des pouvoirs publics, mais aussi de l’évolution de la conjoncture.
C’est donc moins d’une remise en cause de la place de l’Etat qu’il s’agit que de celle de son rôle. De surcroît, l’opposition entre « le tout État » et le « tout marché » est un débat révolu. Parce que si les marchés ne peuvent jamais être efficients, l’Etat aussi bute sur de nombreuses limites et défaillances, en l’occurrence l’autoritarisme, la corruption, les erreurs stratégiques …
L’expérience a montré qu’il convient de combiner plus que d’opposer la logique de l’Etat et du marché. C’est la complémentarité entre l’Etat et le marché qui doit régner dans les stratégies de développement durable et inclusif.
Par ailleurs, les travaux empiriques sur la relation entre la taille de l’Etat sur la croissance économique ont montré qu’il est difficile de définir une taille optimale de l’Etat qui va à toutes les économies et en tout contexte.
Certes, l’Etat tunisien est prééminent sur les différents marchés, si l’on songe au nombre d’entreprises publiques qui opèrent dans des secteurs stratégiques et concurrentiels, à la pléthore des agents publics et à la prépondérance de l’actif détenu par le public dans le secteur financier notamment bancaire. Les dépenses publiques, représentant plus de 37% du produit intérieur brut (PIB), semblent exprimer « trop d’Etat »» au regard de la faible qualité des interventions publiques dans la vie économique et sociale.
Mais la taille et l’efficacité de l’Etat dans l’économie ne peuvent être mesurées par un seul indicateur de recettes ou de dépenses par rapport au PIB. La question est beaucoup plus complexe. Ce n’est pas l’Etat globalement qui est néfaste pour la croissance, mais plutôt certains impôts, certaines réglementations et certaines dépenses ; c’est aussi parfois l’absence de certaines dépenses.
Dans cet esprit, la réforme de l’Etat associant administration publique, finances publiques et entreprises publiques, devrait être imprimée par la modernisation, le rééquilibrage et la concertation.
Pour une fonction publique moderne : Plus que jamais, l’Etat devrait revoir son mode de fonctionnement. La nouvelle image de l’Etat-stratège dont on a certainement le plus besoin consiste en une conception renouvelée de la planification de développement où la dimension stratégique et prospective est forte, l’accentuation de l’effort d’évaluation et d’étude d’impact ; le renouvellement des modes de formation et de recrutement de décideurs publics pour être capable de concevoir des politiques publiques et fixer des objectifs clairs.; la rationalisation et la flexibilisation des structures gouvernementales, la revue des statuts de la fonction publique et le placement du citoyen au cœur de l’action publique.
Pour un rééquilibrage de la structure des finances publiques : l’Etat devient un poids s’il se finance mal et si l’argent est mal dépensé. La question n’est pas ainsi une question de poids mais plutôt d’efficacité et d’efficience. L’Etat est appelé à jouer un rôle développementaliste plus grand au plan social pour promouvoir les secteurs de l’éducation, de santé, de protection sociale, des services collectifs,mais aussi au plan économique moyennant des incitations ciblées aux secteurs stratégiques, porteurs et innovants, ce qui demande des efforts d’investissement plus conséquents dans l’objectif de créer les opportunités à tous les citoyens notamment les pauvres et plus démunies pour pouvoir participer à la création de la croissance et au partage de ses fruits. Les réformes doivent concerner en revanche le système fiscal aux fins d’équité sociale et d’efficacité économique moyennant la réduction des taux, l’élargissement de la base, la rationalisation des avantages et la lutte contre la fraude fiscale.
Pour une concertation responsable sur la restructuration des entreprises publiques : Le désengagement de l’Etat par la cession partielle ou collective des propriétés publiques devrait être traité avec pragmatisme et réalisme. Le plus important est que le débat autour de cette question s’affranchit vis-à-vis de tout dogmatisme. Encore une fois, l’économie de développement nous a appris que les politiques publiques devraient s’inscrire dans une approche intégrée. Aucune politique ne peut à elle seule faire le changement et produire les résultats escomptés. Le succès dépend de la complémentarité des actions menées. Si certaines opérations de privatisation n’ont éventuellement pas atteint leurs objectifs, c’est parce que certaines mesures d’accompagnement n’ont pas été bien menées et non pas à cause de la décision de privatisation en tant que telle. Pour cette raison, il est important de considérer les liens unissant les aspects humains, matériels, sectoriels et structurels de toute orientation de privatisation. L’évaluation préalable ainsi que la concertation collective et responsable entre les partenaires sociaux sont nécessaires pour dépasser les blocages auquel est en butte le dossier de restructuration d’entreprises publiques.
L’heure est au partenariat entre l’Etat et le secteur privé. La complexification et l’internationalisation de l’environnement doivent rapprocher davantage l’État et l’entreprise. L’Etat a son rôle à jouer en tant que stratège capable de définir une vision à long terme et de fournir un cadre de cohérence à l’ensemble des acteurs économiques. Mais aussi un Etat développementaliste sur certains fronts liés aux domaines économiquement stratégiques et aux programmes d’investissement social aux fins d’équité et solidarité sociales.
Au final, aussi bien le débat que la décision à prendre au sujet de l’action publique doivent être menés avec discernement, conscience, pragmatisme et concertation et non pas avec dogmatisme ou sur la base d’orientation idéologique parfois stérile et incompatible avec le cours des événements.
Alaya Becheikh