Entretien avec Habib Guiza, SG de la CGTT et président de l’ACMACO
Orientée vers la réflexion plutôt que vers l’action, l’Association Club Mohamed Ali de la culture ouvrière, ACMACO, fête ses vingt ans. Depuis deux décennies, elle étudie et cherche à présenter une alternative à un projet moderniste tunisien essoufflé et à refonder le système syndicaliste pris sous le joug de la dictature et dans la confusion de la Révolution. Le 31 mai, l’ACMACO fêtera ses vingt ans d’existence et se fixe comme nouvel objectif l’étude et la refondation de l’État. Elle le veut démocratique et civil après avoir été moderniste autoritaire. Nous nous sommes entretenus avec le président et principal fondateur de l’association, Habib Guiza, qui est aussi Secrétaire général de la Confédération générale tunisienne du travail, CGTT.
On n’a pas vingt ans tous les jours ! Pouvez-vous nous présenter l’ACMACO qui s’apprête à les célebrer ?
C’est une ONG née dans les années 90, dans le contexte général d’un changement mondial, après la chute du mur de Berlin et la fin de la bipolarité entre le monde occidental dirigé par les USA et l’autre bloc mené par l’Union soviétique.
L’émergence des nouvelles technologies de l’information et de communication a induit un changement des modèles de développement et du modèle productif, on est passé du modèle fordiste au modèle post-fordiste et à la domination de la pensée unique, de l’idéologie néolibérale, qui signifie précarisation de l’emploi, privatisation des secteurs publics, aggravation des inégalités sociales au niveau international. Au niveau national, le contexte coïncidait avec le système autoritaire de Ben Ali qui avait soumis le mouvement syndical. Un groupe de syndicalistes tunisiens, en coordination avec des chercheurs, ont essayé de créer une nouvelle dynamique dans le cadre de l’association Mohamed Ali de la culture ouvrière.
Quels en sont les objectifs majeurs?
On avait deux objectifs. Un objectif sociétal, ce que nous appelons «le projet moderniste tunisien» dont on avait remarqué l’essoufflement avec la situation politique existante à l’époque de Ben Ali, même si les prémices étaient déjà visibles avant Ben Ali. Et d’autre part le syndicalisme était dans l’impasse, surtout après le congrès de Sousse où on a assisté à la mainmise du pouvoir sur l’UGTT. Il fallait renouveler le projet moderniste tunisien et réfléchir sur le plan politique, économique, social, géopolitique. Comment renouveler le projet ? C’était notre enjeu au niveau sociétal et comment refonder le mouvement syndical tunisien ?
Le mouvement syndical tunisien a été fondé depuis 1924, 37, 46 avec des leaders comme Mohamed Ali Hammi, Belgacem Graoui, Farhat Hached, Habib Achour, Ahmed Tlili… Dans les années 90 il fallait refonder ce projet. La fondation a été pensée sur l’idée du nationalisme par rapport à l’occupation étrangère. Aujourd’hui, la refondation doit se faire sur l’idée ou la culture de la citoyenneté.
Le 31 mai, l’association Mohamed Ali va commémorer son 20e anniversaire. Si l’on veut résumer l’action de notre association, nous pouvons dire qu’elle est animée par deux enjeux. Un enjeu sociétal qui vise le renouvellement du projet moderniste tunisien et un enjeu syndical qui consiste en la refondation du mouvement ouvrier pour contribuer à l’émergence d’un nouveau modèle social.
Quelles sont les activités de l’Association ?
C’est dans ce cadre là que nous avons entrepris plusieurs activités. On a tenu des dizaines de séminaires qui ont été organisés durant ces vingt dernières années, des dizaines de sessions de formation, des études de recherche, dont Tunisie 2040, l’étude du renouvellement célèbre. On a organisé durant cette période vingt universités d’été dans des conditions très difficiles tout en sauvegardant l’autonomie de notre association. On a impliqué des dizaines de chercheurs tunisiens et étrangers et des centaines de syndicalistes et de chercheurs, de cadres et chefs d’entreprises, des cadres d’administration, de Tunisie ou au niveau maghrébin, ou même méditerranéen ont participé.
Comment comptez-vous refonder le mouvement syndical ?
Il y a lieu de refonder sur l’idée de dépasser l’idée du nationalisme pour se diriger vers une culture de la citoyenneté. Et cela est fondé premièrement sur la réforme du système des relations traditionnelles au cœur duquel il faut un dialogue national de qualité qui concrétise la citoyenneté des salariés dans et en dehors de l’entreprise. Travailler aussi sur les questions d’un emploi décent et reformer le marché du travail qui actuellement est segmenté, s’intéresser à la compétitivité de l’entreprise pour de nouveaux gains de productivité. Et dans tout cela, c’est-à-dire cette refondation, nous nous occupons des salariés inclus et exclus. Mais notre souci n’est pas seulement la répartition des richesses. C’est aussi la création des richesses et d’un nouveau modèle social, en s’inspirant des expériences internationales en la matière, notamment le modèle scandinave fondé sur la flexi-sécurité et la responsabilité sociale des entreprises. L’autre axe est sociétal. Il s’appuie sur notre vision de l’avenir de la Tunisie. On a édité des dizaines de publications sur l’emploi, l’éducation, la formation, la recherche de l’emploi, sur la dimension géopolitique, le partenariat euro-méditerranéen… On a travaillé sur le renouvellement du modèle moderniste tunisien lors d’une étude pluridisciplinaire qui a duré trois ans. Ce qui caractérise notre association est qu’elle est un espace privilégié pour l’expression libre et plurielle pour traiter de thèmes importants dans le monde du travail.
Avez-vous aujourd’hui de nouveaux projets ou objectifs ? Et si oui lesquels ?
Les soucis de l’association Mohamed Ali aujourd’hui sont les conditions de réussite de la transition démocratique, c’est dans ce cadre que nous allons nous focaliser sur la refondation de l’État tunisien. Quelle refondation de l’État tunisien ? Dans Tunisie 2040, nous avons travaillé sur la société civile, maintenant on veut travailler sur l’État, car il était autoritaire, contrôlait tout et était fondé sur le «béni-oui-oui ». Maintenant comment passer d’un État autoritaire à un État démocratique dans cette phase de transition animée par les «béni-non-non» si l’on peut dire ? Comment arriver à créer un État de droit, démocratique, qui joue son rôle normalement et qui a des relations saines avec la société civile ? Quel est le nouveau rôle de l’État et quelles relations sont possibles avec la société civile ? C’est l’objet du chantier que nous lançons à l’occasion du vingtième anniversaire de l’ACMACO.
Hajer Ajroudi