La colère gronde dans les régions. En cause, un ralentissement dans la réalisation des projets de développement et l’insécurité qui prend de l’ampleur. Une visite dans le Nord-ouest de la Tunisie, en l’occurrence au Kef, Dahmani, Jendouba et Thala, le confirme.
Reportage
Jeudi 24 mai, environ mille personnes se sont regroupées devant le siège de la municipalité du Kef pour exprimer leur mécontentement quant à l’enveloppe d’investissements allouée à leur gouvernorat. A l’origine de ce sit-in de protestation, un groupe de jeunes qui ont lancé l’appel sur facebook. Rapidement, 6000 personnes ont confirmé leur participation. «Nous avons voulu que cette manifestation soit la plus large possible et qu’elle soit loin de toute appartenance partisane», indique Houcem Charni, un des organisateurs. Elle avait en fait réuni des représentants des jeunes chômeurs, ceux des associations et des différents partis présents, ainsi que des syndicalistes. La population s’est vite ralliée à eux. «Le Kef a eu la plus basse enveloppe d’investissement à l’échelle nationale, 0,67% du Budget de l’Etat, soit 144.942MDT», comme l’indique le communiqué de l’initiative de protestation «A3tini Hakki» (Donne moi mon droit). Ce sentiment d’injustice à l’égard de la région est partagé par une large frange des Kéffois qui ne cessent de faire les comparaisons avec d’autres régions environnantes, en estimant qu’elles ont eu plus de chance. L’autre point sur lequel insiste les protestataires est que les projets proposés par le gouvernement, présentés lors d’une visite d’une délégation ministérielle à la ville, ne sont pas réellement créateurs d’emploi. Il est vrai qu’il s’agit de 227 projets mais, selon eux, ce sont pour la plupart des petits projets d’infrastructure qui peuvent générer un nombre limité de postes de travail et pour une période courte, de surcroit. «Ce n’est pas avec la construction de salles de classes dans une école ou d’un restaurant dans un lycée ou encore avec les travaux d’aménagement d’une route agricole qu’on va résoudre les problèmes de développement dans la région !», lance Malek Guesmi de l’association «Hor nekhdem bidi» (Libre, je travaille de mes propres mains).
Projets de développement au Kef : du réchauffé !
Le Bureau régional de l’UGTT au Kef va encore loin en rappelant que la majorité de ces projets datent du 11ème Plan de Ben Ali et qu’il n’y a pas eu réellement d’effort d’inventivité à ce niveau. Le secrétaire général, Ibrahim Guesmi a déploré un manque de concertation de la part du pouvoir, avec les forces vives de la région notamment avec l’UGTT qui avait déjà préparé, depuis 2006, une vision des grands projets à réaliser pour relancer le développement au Kef, parmi lesquels on note une usine de phosphate à Sraouartane (elle pourrait générer entre 2000 et 3000 emplois), le rallongement de l’autoroute, une usine de Ciment à Zouarine, les travaux d’alimentation en gaz naturel du gouvernorat, des zones industrielles au Sers et à Sakiet Sidi Youssef et la réouverture des mines de fer à Kalaât Senen et du phosphate à Tajerouine, ainsi que la création d’une société d’environnement pour parier aux dégâts causés par la mine de phosphate de Kalâat Khasba. «Nous avons estimé les besoins en développement au Kef à 800 MDT, or l’Etat ne lui a accordé qu’environ 145 MDT, sans tenir compte en plus de nos propositions», affirme Guesmi.
En réaction à cela, le Bureau régional avait appelé à une grève générale lundi 4 juin. Mais les négociations avec le gouvernement avaient abouti, la veille, à un compromis, lequel stipule la programmation du projet de Sraourtane dans le budget de 2012, l’accélération des procédures administratives pour lancer les zones industrielles, le traitement des dégâts environnementaux de la mine de Kalâat Khasba et l’organisation de réunions de travail régulières entre les ministres et le bureau régional de l’UGTT. La grève a été donc annulée.
Jendouba : bras de fer entre gouvernement et UGTT
Ce n’est pas le cas à Jendouba où ce qui était prévu le mardi 5 juin, a été maintenu. Selon Slim Tissaoui, Secrétaire général du Bureau régional de l’UGTT, les négociations avec le gouvernement ont échoué. En cause, un désaccord autour des projets alloués à la région. L’UGTT avait présenté une série de suggestions. Il n’a eu de réponse favorable qu’à très peu d’entre elles, à savoir la création de deux zones industrielles (or, il a demandé la création de quatre zones) et le rallongement de l’autoroute Oued Zarga-Béja de 15 km pour atteindre Jendouba. Tissaoui a estimé que les 180 projets (avec un coût total de 660 millions de dinars), présentés par le gouvernement, ne reflètent pas les besoins réels du gouvernorat. «Il s’agit de projets d’infrastructure que l’Etat est appelé à réaliser normalement et, de surcroit, ils étaient dans leur majorité programmés avant la révolution» souligne t-il. Ce qu’il faut selon lui, c’est la création de zones industrielles, la réouverture des usines qui sont restées en stand by comme à Tabarka et l’annulation des dettes des agriculteurs.
La situation actuelle ne peut qu’augmenter la frustration de la jeunesse sur place, laquelle continue à attendre de voir les grands projets d’investissement qui n’arrivent jamais. Aymen Mejri est l’un de ces 12 000 diplômés chômeurs du gouvernorat. Il a eu une maitrise en Finances depuis 2010 et reste dans l’expectative d’un poste de travail. Sauf, que lui, a choisi d’être positif, en essayant de remplir son temps par l’organisation d’actions civiques au profit de la communauté. Depuis le début de l’année, lui et dix autres personnes, ont lancé une série d’actions d’ordre environnemental et culturel. La dernière en date a été organisée ce dimanche, 3 juin, en prévision de la Journée mondiale de l’Environnement, en impliquant des enfants et des jeunes. Aymen ne cache pas sa déception quand aux programmes présentés par l’Etat, mais il refuse de baisser les bras.
Thala : une ville martyrisée jusqu’au bout !
A Thala, la ville qui a donné sept martyrs à la révolution, la situation économique est au plus bas. Pas de projets, pas d’investissements, pas de police (depuis le 12 janvier). Les deux seules usines de la ville ont des problèmes. L’une fonctionne, l’autre non. La ville souffre de problèmes économiques chroniques comme nous l’a expliqué la population. Pourtant, ce ne sont pas les ressources naturelles qui manquent, puisqu’elle abrite de grandes carrières de marbre et de ciment. Le problème est que ces ressources sont exploitées ailleurs, au grand dam des habitants.
Depuis toujours, les habitants demandaient à avoir plus d’usines, pour fédérer de l’emploi et empêcher leurs fils d’immigrer vers le Sahel où la matière première (notamment le marbre) est transformée. Quel paradoxe ! La population a même mis à la disposition de l’Etat une parcelle de terre afin de créer une zone industrielle de 21 ha, mais rien n’a été fait côté gouvernemental depuis.
Autre exigence, c’est de régler la situation des milliers d’hectares des terres des coopératives afin de permettre aux agriculteurs qui les exploitent d’avoir des titres fonciers, et donc de pouvoir stipuler pour des crédits bancaires.
La population réclame aussi une station d’épuration d’eau, vu que les eaux sont contaminées par les déchets des usines, provoquant chez les habitants des infections graves et des maladies.
Un effort est aussi demandé au niveau de l’infrastructure, pour relier Thala au chemin de fer (loin de 7 km) et créer des centres de formations, des instituts d’études technologiques, un hôpital régional, des filiales bancaires pour attirer l’investissement et un centre de thermalisme à Klaâ, etc.
Mohamed Jouini, secrétaire général du Bureau local de l’UGTT, estime que ces réclamations ne représentent pas un luxe pour les habitants de la région, mais des demandes urgentes, si l’on veut redonner espoir à une population qui commence déjà à sombrer dans l’abattement le plus complet. «J’espère que le gouvernent ne se rappellera pas de nous uniquement chaque 14 janvier, pour nous oublier à jamais après», lance Hafedh, un diplômé chômeur.
Ainsi, c’est le bras de fer entre UGTT et gouvernement à Thala. Une grève générale a été organisée le 21 mai, à laquelle ont aussi pris part, les différentes forces vives de la ville, notamment l’Union des Diplômés Chômeurs (UDC). Mais pas de résultats. Ce qui implique que la lutte continue.
Moncef Sayhi de l’UDC, considère qu’il y a un dialogue de sourds entre les ministres et les habitants dans la région. Son organisation en a rencontré quelques uns, même de l’époque de Béji Caid Essebssi, mais toujours pas d’actions concrètes. Ce qui le préoccupe aujourd’hui, c’est surtout que la ville puisse avoir un quota des postes de la fonction publique. Néanmoins, il déplore la continuation d’un système de complaisance dans le recrutement.
A cette situation explosive, il faudra y ajouter le grand problème qui existe actuellement à l’usine du marbre qui depuis environ deux mois, ne fonctionne plus, mettant près 150 employés au chômage. Ces derniers ont exigé une série de mesures pour l’amélioration de leurs situations professionnelles, à savoir bénéficier des primes d’encouragement et de bilan, de promotions pour les travailleurs qui sont sur le point de partir à la retraite et l’application de la loi en ce qui concerne le tarif des heures supplémentaires le dimanche. «Pendant un mois, nous avons porté le brassard rouge pour protester mais la direction n’a pas réagi, nous avons donc décidé d’empêcher le marbre transformé de sortir de l’usine», explique Mnaour Haddaoui, secrétaire général adjoint du syndicat du l‘usine de marbre à Thala. La direction a décidé d’arrêter l’activité, mais les employés ont continué à venir chaque jour pour pointer. Les négociations vont bon train avec l’UGTT et le ministère des Affaires sociales. Elles ne semblent vraiment pas avancer.
Les salafistes font ravage !
Comme si le tableau ne s’était pas assez assombri par les protestations sociales et les frustrations, il fallait aussi l’obscurcir davantage avec une situation sécuritaire plus qu’alarmante surtout avec la multiplication des attaques salafistes.
Les populations au Nord Ouest sont terrorisées par ces nouveaux venus, criminels pour la plupart, qui font la pluie et le beau temps chez eux, sans qu’ils soient inquiétés par la police.
Tout le monde se rappelle ce week-end noir, il y a deux semaines, d’attaques salafistes à Jendouba, Ghar Dimaou et le Kef. On se croyait dans une vraie guerre !
Revenir sur les lieux, une semaine après, notamment à Jendouba, où il y a eu le gros des attaques, est comme débarquer dans un champ de bataille. Les traces des incendies dans le siège de la police judiciaire, du commissariat, de l’hôtel Simitthu et sur la façade de quelques bars sont encore bien visibles. Les souvenirs de cette matinée terrible du samedi 26 ami où une horde d’une cinquantaine de salafistes a fait sa tournée destructive, sont restés à jamais gravés dans les mémoires de la population. «Nous avons été pris au dépourvu, explique Hichem Ayari, responsable de l’hôtel Simitthu à Jendouba, ils sont venus tôt le matin lorsqu’il n’y avait que trois femmes de ménage et un employé dans le dépôt. Ils se sont divisés en trois groupes : un qui a mis le feu dans les dépôts, autre a commencé à casser et à détruire ce qu’il trouvait et l’autre est allé piller le bureau du directeur de l’hôtel, en volant l’appareil de vidéosurveillance, en plus d’une somme d’argent avoisinant les 15 000 Dinars ainsi qu’un Pc». Venus armés de sabres et de couteaux, il était difficile, pour lui, de leur faire face. En plus, en dehors de l’hôtel, d’autres étaient là pour surveiller le premier qui utiliserait son portable pour appeler la police. «Ils ont eu le temps nécessaire de faire ce qu’ils voulaient. Le pire, c’est qu’ils ont vidés les dépôts de vin et de bières et ont transporté les boissons vers leurs voitures. Un peu plus tard, ce fut le tour des pilleurs de venir achever l’œuvre des salafistes», poursuit Hichem. En fait, les deux groupes semblent avoir fait alliance d’après la population.
Alliance avec les bandits
Les employés de l’hôtel «Atlas» ont, pu eux éviter de justesse ce scénario. Et pour cause, il y avait quatre Italiens dedans, ce qui a obligé la police d’intervenir in extrémis, juste avant que les salafistes n’attaquent le bâtiment, pour les disperser en utilisant du gaz lacrymogène. «Nous étions prêts à prendre nous-mêmes la défense de l’hôtel, si jamais ils se seraient aventurés à nous agresser. On ne va pas quand même les laisser faire !», indique Dhahbi qui rappelle qu’une semaine auparavant, le bruit a couru dans la ville que les salafistes, dont le nombre est estimé à 300 personnes, organisaient un assaut sur les bars de Jendouba. Il nie par contre avoir reçu des menaces directes dans ce sens.
Toutefois, ces derniers semblent loin d’être des vrais vertueux, puisqu’ils tolèrent les marchants clandestins de vin qui prolifèrent dans les quartiers populaires où ils sont installés. Mieux, «ils font alliance avec eux puisqu’ils arrivent tous du même milieu, celui de la criminalité», souligne Mohamed Ali, un employé de l’hôtel.
Après cette série d’attaques et l’impunité avec laquelle elle a été affrontée, vu que la Cour de première instance de Jendouba, chargée de l’examen de l’affaire, a décidé la libération des 17 suspects arrêtés, la population redoute actuellement le pire. Il y a un sentiment chez les Jendoubiens d’êtres livrés à eux mêmes désormais, et que la police ne viendra pas les secourir en cas de nouvelles agressions. La crainte s’accroît, d’autant plus, que les salafistes ont déjà lancé des nouvelles menaces, mais cette fois contre les coiffeuses et les chanteurs du «mezoued», à l’approche de la saison des mariages. Ils ont aussi averti les propriétaires de cafés de ne pas ouvrir leurs locaux, qu’après la prière des «traouih» pendant le Ramadan.
Discutant un peu avec les policiers à Jendouba, il s’avère qu’ils sont conscients du problème, mais qu’ils ne peuvent agir qu’en ayant des instructions. Et peu importe si Ali Laârayadh, le ministre de l’Intérieur, leur a permis dernièrement d’utiliser des balles réelles pour arrêter les troubles (vu l’état d’urgence dans lequel se trouve le pays), ils n’osent pas franchir le pas. «Qu’il aille le faire lui-même, si le veut ! Nous ne prendrons pas le risque d’être sanctionnés après», lance l’un d’eux.
A Dahmani : un début de résistance ?
Si les habitants de Jendouba hésitent encore à réagir face à la menace des salafistes, ceux de Dahmani (gouvernorat du Kef), n’ont pas manqué de montrer de la résistance. Vendredi dernier, 29 mai, après la tentative d’un groupe de salafistes de changer de force l’imam de la grande mosquée, la population s’est regroupéé en grand nombre (environ 400 personnes), pour les mettre dehors. «Il a fallu l’intervention de la police qui est venue les escorter pour empêcher les gens, en colère, de les attaquer», explique Néjib Akremi, qui était sur place au moment des évènements. Selon lui, c’était la deuxième tentative de leur part de destituer l’imam, pourtant un homme pieux et très respecté à Dahmani. Cette fois, ils avaient ramené du renfort de Rouhia et de Siliana, pensant réussir leur coup, mais c’était sans compter sur la résistance populaire. Ils auraient même amené des sabres, des couteaux, des bombes à gaz et un cocktail molotov, mais ils n’ont pas eu le temps de les utiliser. Ce dispositif a été trouvé dans une de leur voiture, garée devant la mosquée.
Multiplications des agressions au Kef
Pas loin de Dahmani, à la ville du Kef, les salafistes multiplient les agressions contre les personnes, notamment ceux de la gauche qui ne partagent pas leurs idées. Le dernier incident en date, la terrible attaque contre le professeur de théâtre, Rejeb Magri, lui provoquant des traumatismes profonds. Ce dernier a été attaqué par un groupe de six salafistes, à la tête desquels se trouve un nommé, Seif Magroun, le présumé chef du salafisme au Kef. Suite à la plainte déposée par la femme de la victime, le procureur de la République a ordonné son arrestation. Chose qui n’avait jamais été faite, puisqu’il a continué à circuler librement dans la ville. Plusieurs personnes l’ont vu. Il n’a jamais été inquiété.
Pourtant, ce n’est pas la première fois que ce dernier et sa bande agressent des personnes. Ce jeune de 22 ans, serait impliqué dans plusieurs affaires de ce genre. Sa mère Latifa, tout en niant la culpabilité de son fils, avoue toutefois, qu’il serait sous l’influence de gens qui lui ont fait subir un lavage de cerveau. Elle est même allée à Tunis voir Abou Yadh, le chef des salafistes en Tunisie, pour lui demander de laisser son enfant tranquille. Que l’on soit à Jendouba, le Kef ou Dhamani, le scénario est le même : les salafistes prennent de l’ampleur. Ils recrutent parmi les bandits et les franges marginalisées de la société et gagnent du terrain progressivement. De l’autre côté, une police paralysée et un gouvernent qui laisse faire. La population est terrorisée, mais sa colère gronde. Réagira t-elle en prenant son autodéfense ? Jusqu’où abuse-t-on de sa patience !
Hanène Zbiss