Reportages à Thala, Kasserine et au Kef: pourquoi 35% des Tunisiens regrettent-ils Ben Ali ?

Après trois ans de la Révolution, 35,2% des Tunisies regrettent Ben Ali, selon le dernier sondage de l’institut 3C Etude. Un chiffre effrayant qui reflète l’état de désespoir auquel est arrivée la population. Où est donc passé le rêve de liberté, de démocratie, de  développement et de justice sociale? Où a donc disparu l’enthousiasme de toute une jeunesse qui s’est insurgée contre la dictature, le chômage, l’injustice et la corruption ? Que reste-il aujourd’hui de ce rêve du Printemps arabe dont la Tunisie a été le déclencheur et le modèle ? Pourquoi regrette-t-on autant l’ancien régime ?

Le bilan catastrophique des  gouvernements qui se sont succédé depuis la Révolution et notamment après les élections du 23 octobre 2011, l’appauvrissement de la population et le rétrécissement de la classe moyenne, l’augmentation du coût de la vie, la profonde crise économique, l’insécurité, le terrorisme et l’épuisante crise politique où baigne tout un pays, en voilà de bonnes raisons de désespoir ! À cela, il faudra ajouter une Constituante qui s’est révélée un désastre pour le pays, épuisant ses ressources et son temps.

Aucun objectif de la Révolution n’a été réalisé, à part la liberté d’information et d’expression, aucune amélioration dans le vécu des Tunisiens. Au contraire, les islamistes, arrivés au pouvoir ont  plongé le pays dans des querelles marginales et inutiles sur la question identitaire et ont semé la discorde et les fractures dans la société, tout en installant leurs  partisans dans tous les rouages de l’État en vue de mettre la main définitivement sur la Tunisie.

Partout sur cette terre, c’est le spectacle désolant de la pauvreté, de la saleté, des sit-in de protestations, de la violence, de l’insécurité et de la frustration.

La Tunisie, et notamment celle des régions, grogne mais ne cesse d’espérer. Une visite dans les fiefs de la Révolution comme Thala, Kasserine et Le Kef en révèle l’état du désenchantement de la population, qui, 3 ans après la Révolution, n’a rien vu venir des promesses de développement, de l’emploi et de la justice sociale.

Dans ces contrées, les citoyens nourrissent le mécontentement et la déception face à une classe politique qui a été en deçà  de leurs aspirations. Certains regrettent même d’avoir participé à la Révolution et d’avoir donné le sang de leurs enfants. D’autres, pensent déjà à faire une deuxième, mais à condition, de ne plus laisser « les intrus » en cueillir les fruits.

Focus. 

 

Reportage à Thala, trois ans après la Révolution

Un pesant sentiment de désespoir

 

Trois ans après la Révolution, c’est le statu quo à Thala. À l’occasion de la célébration des évènements du 8 et 9 janvier 2011, le même scénario d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre s’est reproduit, avec incendie du poste de police. Le temps est resté figé dans cette ville, éternellement oubliée.

 

Perchée en haut de la montagne, à 250 km de Tunis, plus proche de la frontière algérienne que de la capitale (25 km), Thala (gouvernorat de Kasserine) semble être une ville en dehors de l’histoire. Isolée par la nature, mais aussi par tous les gouvernements qui se sont succédé en Tunisie depuis l’Indépendance, Thala (25.000 habitants) n’a cessé de donner ses enfants pour défendre ce pays qui l’a toujours traitée, selon ses habitants, «avec ingratitude.»

 

Un scénario répété

En entrant dans la ville, tout sombre dans l’immobilisme le plus total.  Des deux côtés de l’artère principale qui la traverse, les cafés sont pleins à craquer, les petits étalages de légumes et de marchandises pullulent et sur les visages se lisent la misère, la frustration et la privation. À première vue, rien n’annonce ce qui vient de se passer, il y a quelques jours, comme affrontements entre police et manifestants. La vie reprend son cours normal, toujours le même. En avançant un peu sur cette artère, on aperçoit finalement le poste de police incendié le 8 janvier, à l’occasion de la commémoration des évènements de 2011 à Thala, ayant causé la mort de 6 personnes.  La marche nocturne, organisée le 7 janvier par les habitants de la ville, s’est transformée en heurts avec les forces de sécurité en place. «Pourtant nous avons avisé les autorités de cette marche et de son caractère pacifique, à travers un communiqué», explique Issam Omri, frère du martyr Mohamed Omri et actif au sein de la société civile à Thala. Les forces de sécurité les ont empêchés, selon lui, de dépasser le niveau où se situe le poste de police, mais les manifestants n’ont pas obéi aux ordres. C’est là qu’a commencé l’utilisation du gaz lacrymogène de la part des policiers, suscitant une forte réaction du côté des protestataires qui ont commencé à leur jeter des pierres. «Plus tard, les forces de sécurité ont fait une descente dans les quartiers et les maisons et ont procédé à plusieurs arrestations. Du coup, nos réclamations n’étaient plus l’emploi et le développement, mais la libération des détenus, envoyés dans la nuit même à Kasserine» poursuit-il. Le lendemain matin, le 8 janvier, les habitants et notamment les familles des personnes arrêtées ont afflué en masse au poste de police, cherchant à convaincre  le chef de district de les relâcher. Mais ce dernier a campé sur ses positions, ce qui a attisé la colère de la population qui s’est ruée sur le poste pour le vandaliser et l’incendier. Revoilà la ville, sans sécurité (après le départ de tous les agents). Or, cette situation ne préoccupe pas les habitants. «Nous avons vécu sans police pendant presque deux ans après la Révolution et nous avons bien géré nos affaires, sans qu’il y ait aucun incident. Nous continuerons donc de même», affirme Mohamed Naîme (24 ans), serveur dans un café. «Pourquoi avons-nous besoin de la présence de l’État, s’il n’est là que pour réprimer ou appliquer la loi, sans tenir compte de nos besoins, de notre misère, de nos attentes ?», s’interroge-t-il avec amertume. Pour Mohamed Naîme et un bon nombre des habitants, la notion d’État n’a plus de sens. Tant qu’ils resteront dans la pauvreté et la privation, il n’existera pas pour eux. Et «nous chasserons chaque représentant de la sécurité qui viendrait à Thala», souligne-t-il fermement. Ici, les gens vivent grâce à un fort réseau d’entraide et de solidarité sociale.

 

Le rêve étouffé

«Aucune présence de l’État, ni des partis politiques, nous sommes livrés à nous-mêmes», note Zine Shili, un quinquagénaire. L’histoire de cet homme est en elle-même révélatrice de l’état d’abandon de la ville et des rêves perdus de prospérité. Ce père de trois enfants résidait en Irlande où il était cadre à Microsoft. Dix ans auparavant, il avait décidé de retourner au pays pour travailler dans une société d’informatique à Tunis. Mais après la Révolution, il pensait que tout allait changer à Thala, sa ville d’origine. Poussé par l’enthousiasme et l’envie de changer les choses, il a acheté un vieil hôtel délaissé et l’a retapé afin d’en faire un pied-à-terre pour les visiteurs de la région «lieu où peuvent se réunir les associations, les partis, et tous ceux qui aiment la ville et qui désirent contribuer à son développement». Mais deux ans après, c’est la frustration. L’hôtel ne fonctionne qu’en partie. Les 26 postes d’emploi que Zine Shili pensait créer pour les habitants de Thala sont restés en suspens. Aujourd’hui, 4 employés font fonctionner  l’établissement, dont le propriétaire et sa femme. «Je suis tenté de porter plainte contre ce gouvernement. N’a-t-il pas appelé les Tunisiens à investir dans les régions ? Voilà que je l’ai fait. Mais avec quel résultat !», s’insurge-t-il. Il a de la peine à recevoir quelques chauffeurs de grands camions, des représentants d’associations de passage et occasionnellement des journalistes. Heureusement qu’il a une autre source de revenus. Et d’ailleurs, l’hôtel, à le regarder de l’extérieur, ne paie pas de mine. On l’aurait pris, avec son gros portail en fer, pour un dépôt de marchandises.

Encore aujourd’hui, les 80,4 millions de dinars réservés par le gouvernement pour développer la région de Thala depuis 2012 n’ont pas été affectés, selon la population. Pourtant, ce ne sont pas les projets de développement qui manquent dans cette ville, riche en ressources naturelles, dont le marbre et le ciment. Les habitants réclament des usines, des centres de formation, une liaison ferroviaire, une amélioration de l’infrastructure sanitaire et une station d’épuration de l’eau, contaminée par les déchets industriels. 

 

La contrebande prospère

Les habitants, encadrés par le peu d’associations qui existent et par le bureau régional de l’UGTT, n’ont cessé  de multiplier les réunions avec le délégué régional et avec le gouverneur de Kasserine, mais en vain. Ils ne comprennent pas que leur situation n’a pas changé, trois ans après la Révolution.  

Certains sont retournés à leurs anciennes activités, qu’ils n’ont jamais quittées d’ailleurs : la contrebande, laquelle a prospéré après le 14 janvier à cause de la faible présence de l’État. Tout arrive par la frontière algérienne qui se situe  à 25 km : essence, aliments, cigarettes, roues de voitures et drogue. «Chaque voyage nous rapporte entre 500 et 600 dinars. Et maintenant, nous allons jusqu’à Sfax, Sousse et Monastir pour livrer la marchandise», explique Issam Omri. Quant à la douane, «un accord est établi avec les douaniers pour leur donner 30 dinars par jour et accepter de payer, tous les deux ou trois mois, une amende de 600 dinars». La frontière est la seule planche de salut pour la ville, d’où ce sentiment d’appartenance plutôt à l’Algérie qu’à la Tunisie. Il est très fréquent, d’ailleurs, de voir le drapeau algérien dans les échoppes et sur les étalages de marchandise. «C’est l’Algérie qui nous donne à manger et tout nous parvient par elle», affirme Issam, qui affiche le drapeau algérien dans son épicerie. «Il nous arrive souvent de nous sentir appartenir plus au voisin algérien qu’à ce pays», lance-t-il avec amertume.

 

Des souvenirs toujours vivants

À entendre ce discours qui nous a été répété par plusieurs habitants de Thala, on s’étonne que cette ville, qui a donné six martyrs à la Révolution, soit habitée par ce genre de sentiments. Rappelons que le déclic durant la Révolution est justement arrivé par Thala et Kasserine après les évènements sanglants des 8 et 9 janvier. Thala a commencé à se mobiliser depuis le 3 janvier, quand les enseignants et les élèves ont refusé de reprendre les cours après les vacances d’hiver et ont organisé des manifestations qui se sont poursuivies durant trois jours, en ralliant toute la population. Les forces de police les ont fortement réprimées et ont procédé à la fermeture de toutes les issues de la ville. Des renforts sécuritaires sont arrivés de plusieurs régions du pays pour mater la rébellion et ont très vite utilisé des balles réelles, sans compter les descentes nocturnes, les arrestations, les viols dans les postes de police et les jets de gaz lacrymogène dans les maisons. Le 8 janvier a été une journée sanglante à Thala,  avec la mort de 5 manifestants : Marwane Jomli, Ghassen Cheniti, Mohamed Omri, Ahmed Boulaabi et Ahmed Yasine Retibi, dans des affrontements avec les forces de l’ordre et les protestataires, près du siège du tribunal. Issam Omri se rappelle quand il a appris que son frère a été touché par balle  et tout le mal qu’il a eu pour le sortir de Thala, complètement encerclée par la police. D’autres blessés avaient déjà trouvé la mort à cause du siège. «En arrivant à l’hôpital de Kasserine, j’ai découvert qu’il n’y avait aucun staff  médical, à part un seul médecin bosniaque. J’ai dû, avec mes amis, les infirmiers, l’assister dans son travail. Mais la situation a dégénéré avec l’arrivée d’autres blessés de Kasserine. Et une dispute a éclaté : qui bénéficiera des soins du seul docteur existant ? La situation était catastrophique. Mon frère a rendu l’âme à  4h du matin et a commencé alors le calvaire de l’enterrement des dépouilles». Les forces d’intervention ont exigé que les femmes les portent, chose inédite en Islam. La population, scandalisée, a refusé d’exécuter les ordres. Les policiers ont donc tiré sur les manifestants jusqu’à faire tomber les cercueils, ce qui a attisé encore la colère des habitants qui ont définitivement vaincu leur peur, puisqu’ils n’avaient plus rien à perdre. L’armée, venue depuis le 7 janvier en renfort, a choisi son camp. «Cela nous a soulagés», affirme Issam. Vaincues enfin par la population, les forces d’intervention ont dû quitter la ville le 12 janvier, mais non sans faire tomber encore un martyr : Wajdi Sayhi. Depuis, Thala s’est inscrite et pendant deux ans,  dans un système d’autogestion qu’elle avait déjà développé durant les jours d’affrontement, à travers la création des comités populaires pour défendre les quartiers.

Comment donc imaginer qu’une ville qui a souffert le martyre, en payant le prix du sang, sombre dans une telle frustration trois ans après la Révolution ? 

Le pire est que même l’espoir semble être étouffé. «Nous n’attendons rien ni de ce gouvernement islamiste qui a acheté nos votes avec de l’argent ni du prochain. La classe politique nous a déçus et nous continuerons à nous autogérer, comme nous l’avons toujours fait», lance Mahrane Belaâbi (27 ans, père de famille.)

Hanène Zbiss

 

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Reportage à Kasserine

Les raisons de la colère

 

Trois ans se sont écoulés depuis la chute de Ben Ali et la Révolution triomphante des Tunisiens en ces jours mémorables de décembre 2010 et janvier 2011. L’espoir, la fierté, le rêve de construire un État libre et développé sont plus forts que jamais. Trois ans après, rien ne semble changer. Pis encore, l’économie s’effondre et les villes de l’intérieur se révoltent à nouveau. Reportage

 

Il y a trois ans, les voitures venant de toute la Tunisie stationnaient à l’entrée de la ville de Kasserine. Contrairement au tempérament des Tunisiens, enclins d’habitude à l’impatience lors de grands trafics, les passagers attendaient ce jour-là dans l’allégresse que la route soit dégagée afin de pouvoir entrer dans la ville. La population locale distribuait le pain traditionnel et des bonbons aux passagers des véhicules. D’un côté, les personnes, affluant sur la ville, rendaient hommage au rôle joué par les habitants de Kasserine lors des dissidences prenant tout juste fin et promettaient que, plus jamais, la Tunisie ne serait un pays de marginalisation et, de l’autre, les Kasserinois accueillaient chaleureusement ces compatriotes qui, pour nombre d’entre eux, n’étaient jamais venus par le passé. Ce furent des moments de fraternité et de solidarité. Une paix sociale a été conclue et l’on oubliait, ou presque, qu’en Tunisie des régions souffraient d’une marginalisation totale, tandis que d’autres jouissaient d’un meilleur sort. Il y a trois ans, les Tunisiens étaient heureux, solidaires et rêvaient tous d’un avenir radieux, et pourtant cela semble si loin en entrant à Kasserine qu’on oublie, aujourd’hui, qu’il s’agit de la même ville et de la même population.

Aujourd’hui, elle sombre à nouveau dans les troubles et offre à ses visiteurs un décor enveloppé d’un grand nuage de gaz lacrymogène …

«Où sont ceux qui nous ont blessés et tués? Où est celui qui a tué Slaheddine et a tué Mohamed Amine, celui qui a tiré sur Naïm et sur Chokri et a tiré sur moi, celui qui a tué Wael…? Je ne pardonne pas le ministère de l’Intérieur !», déclare avec émotion un blessé de la Révolution. Une balle loge toujours dans son bassin sans qu’il ait pu se faire soigner. 

 

Colère et civisme 

La nuit, les heurts recommencent entre la police et les protestataires. Quelques pas dans la ville et on se retrouve dans le noir. Pas de routes aménagées, ni même de lumière suffisante. Dans le noir et le gaz, on croise quelques groupes hâtant le pas. Les ombres se détachent parfois dans la nuit. On courait, fuyait ou avançait. Une foule est rassemblée devant un bâtiment, le poste de police. Des dizaines de citoyens veillent ce soir afin que personne n’attaque le poste. Quelques-uns crient leur colère à la vue des journalistes : «Pourquoi vous venez toujours en retard, quand tout s’embrase ? Pourquoi ne transmettez-vous jamais nos attentes et nos difficultés ? Rentrez chez vous. Vous venez ce soir pour dire ensuite qu’on est une bande de voyous qui incendie et détruit ? Vous êtes l’une des causes de ces désastres !» Quelques Kasserinois en veulent aux médias, tout comme ils en veulent aux institutions de l’État. Relégués aux oubliettes, ils en veulent tout simplement au «système».  La plupart des personnes présentes accourent pour tempérer la colère de leurs concitoyens et offrir leur protection et leur aide. La police ne tarda pas à utiliser du gaz et le calme revient aussitôt. 

À quelques rues de là, dans la cité Ennour, une trentaine d’agents de l’ordre affronte quelque 500 jeunes du quartier. Une véritable bataille rangée est livrée tandis que les deux «adversaires» se font face en deux lignes opposées. D’un côté, les jeunes érigent des barrages et jettent de grosses pierres et, de l’autre, les agents répliquent en renvoyant les mêmes pierres lancées à leurs pieds et en employant du gaz. 

On saute dans l’un des véhicules de la police qui essaye de protéger les agents à pied et de leur faire de la lumière. À peine quelques minutes passent et un  cocktail Molotov est jeté contre la vitre. Un groupe d’agents pénètre dans le bâtiment d’où il a été jeté, personne n’est là… Les nerfs sont à vif et la tension monte. Les agents de l’ordre, dont l’effectif est largement inférieur aux jeunes, s’énervent. Ce soir-là, il n’y a eu aucun usage de balles, ni réelles ni en caoutchouc. Les jeunes arrêtés sont à peine âgés de 13 à 20 ans. Le plus âgé de la bande a été tabassé par des agents de l’ordre. 

Dans la cité Ezzouhour, une autre ambiance régnait : les jeunes des quartiers se sont réunis autour d’un feu afin de veiller à la sécurité. «On passe une belle soirée, on parle de Newton et de Kalachnikov qui est mort il y a quelques jours», nous lance l’un d’entre eux. Un autre, évoquant les troubles, témoigne «on nous accuse d’être des voleurs, pourtant, au rond-point de la Cité Zouhour, il y a eu un rassemblement d’au moins 2000 personnes et rien n’a été volé, aucun bâtiment cambriolé. Tout à l’heure, des enfants ont fait une collecte d’argent et sont partis acheter des bouteilles d’eau pour les agents de l’ordre.»

«Nous sommes sortis il y a trois ans réclamer du travail et le droit à la vie, aujourd’hui rien n’a été construit à Kasserine. Il n’y a pas eu de Révolution et aujourd’hui on est en colère contre les promesses non tenues» témoignent-ils. Un blessé de la Révolution ajoute «tout comme je suis sorti la première fois, je sors aujourd’hui manifester, pacifiquement, ni pour incendier, ni pour voler.» 

 

Pourquoi se soulève –t– on ?

À Kasserine, les gens sortent, certes, pour commémorer avec colère et amertume les évènements de décembre 2010 et de janvier 2011 qui leur avait jadis apporté de l’espoir. Leur révolte est d’autant plus exaspérée par la création de la Caisse de compensation (Al Karama) pour les prisonniers d’Ennahdha, une caisse qui, créée par ces temps de «misère», suscite leur indignation. 

Trois ans se sont achevés sans projets de développement, ni d’infrastructure. Les enfants sont obligés de marcher des kilomètres dans les zones rurales pour aller à l’école et l’hôpital est démuni d’équipements. Dans la soirée, un enfant blessé à la tête et un accidenté de la route avaient besoin d’un scanner, il n’y en a pas à l’hôpital. Le médecin nous parle alors d’un patient avec un grave traumatisme crânien, mais elle ne peut rien faire sans scanner pour déterminer les lésions. Les routes étant coupées à cause des troubles au niveau de Sbitla, l’ambulance transportant l’enfant et les deux patients a rebroussé chemin. La victime du traumatisme agonisait sur son lit et son frère, impuissant, attendait un miracle à son chevet. «Quel équipement vous manque-t-il ?» Avons-nous demandé à un technicien de santé. «Il manque un hôpital à l’hôpital !» nous répond-il. 

À Kasserine, cela fait trois ans que les blessés vivent avec des balles dans le corps et qu’on attend que les responsables des tirs soient jugés. Comme partout en Tunisie, le niveau de vie est en baisse et les prix augmentent. Le taux de chômage est de plus de 34% pour une population de 500.000 personnes, témoigne Mohamed Hédaya Bennani, 29 ans, gestionnaire de son état. Il souligne «les nominations dans les institutions de l’État et ses grandes compagnies sont basées sur l’allégeance partisane. On avait espéré qu’au moins ils puissent proposer quelque chose à la région, relever son niveau, mais rien, pas de compétences, seuls les intérêts individuels et partisans sont servis.»

Le mont Châambi et le terrorisme qui sévit dans la région alimentent la colère, les habitants qui accusent des parties à qui cela profite de nourrir le phénomène pour s’en servir comme moyen de chantage.  

 

Revendications

Plusieurs personnes ont souligné leur volonté de voir chuter le régime, le changement gouvernemental ne suffit pas, car Ennahdha existe encore à l’ANC et en tire son pouvoir. Beaucoup ont témoigné une haine féroce envers l’organisation des Frères musulmans.

La population exige qu’on entame des projets dans la région, principalement relatifs aux infrastructures. Elle revendique le droit des blessés et que justice leur soit rendue ainsi qu’aux martyrs et d’en finir avec ce qui se passe dans les montagnes du Châambi.    Mohamed Hedaya Bannani, actif dans la société civile et présent dans les manifestations, nous explique que la population voit dans le départ du gouvernement une tentative pour mieux revenir et qu’elle n’a pas scandé des slogans appelant à le faire chuter pour une raison politique, mais pour la non-réalisation des promesses faites. Il souligne «il n’y a pas eu de Révolution, mais une insurrection "Intifadha", qui a été manipulée. Nous ne devons pas nous arrêter là. Il y a des promesses qui peuvent être réalisées, au moins nous faire une autoroute. Ceux qui nous présentent aujourd’hui comme une bande de voyous ne veulent pas qu’on demande aux ministres sortants ce qu’ils ont fait de l’argent ni que l’on soit en colère contre un gouvernement qui sort pour mieux revenir. Ils veulent alors présenter les troubles comme œuvres de banditisme et de voleurs comme a dit le président destitué "des gens masqués" et ils mettent l’accent sur l’existence du terrorisme.

Ils veulent qu’on reste dans cet état pour qu’on soit le bois alimentant le terrorisme et n’importe quels autres fléaux, en approfondissant l’ignorance et la pauvreté pour pouvoir manipuler les jeunes et, nous, ici, on est contre cela et on lutte contre le terrorisme et la discrimination. Pourquoi n’avons-nous jamais par le passé "produit le terrorisme" chez nous ? Pourquoi aujourd’hui ?

Il nous faut des infrastructures, une autoroute, un hôpital universitaire, on peut travailler avec les autres gouvernorats. Une faculté de médecine peut être établie dans une autre ville et l’hôpital chez nous. La santé, c’est un droit fondamental. Il n’y a pas de partage équitable des richesses en Tunisie. La situation est dramatique, le calme peut revenir avec un minimum d’équité sociale et de projets de développement, j’ai un message pour les jeunes de ma ville "on peut participer à gouverner." On aurait voulu profiter de notre potentiel, mais comment faire si on ne nous aide pas à le faire ? On compte 33% des sites archéologiques de la Tunisie ici. 

Le développement et le travail sont les vecteurs de la liberté et de la démocratie.

On a exigé la chute de tout un régime et on va continuer nos protestations pacifistes, on nous a menti et on n’a pas tenu les promesses. Aujourd’hui, on voit de véritables signes d’une nouvelle révolution.»

Hajer Ajroudi 

 

 

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Reportage au Kef

Une jeunesse qui se cherche…

 

Au Kef, trois ans après la Révolution, la jeunesse n’arrive toujours pas à faire entendre sa voix ni à réaliser ses rêves. Entre action politique et travail associatif, elle trace sa voie, aspirant à un changement.

 

Chaque prétexte est bon pour descendre manifester au Kef. Cette ville située à 175 km à l’ouest de Tunis est devenue un fief de la protestation sociale. Dernièrement les agriculteurs et les chauffeurs de louages et de taxi ont organisé des sit-in, les 7 et 8 janvier et ont coupé les routes. D’autres protestations ont eu lieu dans la nuit du 11 janvier, où des jeunes ont brulé des pneus, ce qui leur a valu des affrontements avec les forces de l’ordre. La colère gronde dans cette région du Nord-Ouest, proche de la frontière algérienne et la jeunesse est plus que jamais insatisfaite. 

Darine, 28 ans, chômeuse et membre du bureau régional de l’UDC (Union des diplômés chômeurs) ne voit pas les choses évoluer dans sa ville. Pourtant elle n’a cessé, avec les membres de l’association,  de militer pour le droit à l’emploi et au développement, soit les objectifs mêmes de la Révolution. «Nous avons multiplié les rencontres avec les autorités régionales et même le ministre de l’Emploi pour défendre nos revendications, mais toujours des promesses, jamais exaucées», dit-elle. 

Des 180 projets (avec un coût total de  660 millions de dinars) réservés par le gouvernement Jebali au gouvernorat du Kef, la population dit n’avoir rien vu venir. Au contraire, la précarité et le chômage battent leur plein, doublés d’une insécurité due à l’implantation de cellules dormantes proches d’Al-Qaïda sur toute la bande frontalière avec l’Algérie.  La population a encore en tête le souvenir douloureux de la mort du premier lieutenant de la Garde nationale, Socrate Cherni, l’enfant du pays, dans un affrontement avec des terroristes à Sidi Ali Ben Aoun (Sidi Bouzid) le 23 octobre 2013. 

 

Militantisme politique : la déception

Des jeunes qui ont pris part aux évènements de la Révolution ont choisi ensuite de s’inscrire dans l’activisme politique ou dans la vie associative, avec l’idée de transformer le pays. Mais, là encore, ils ont été déçus. Pas de place à la jeunesse bien qu’elle ait fait la Révolution. Mohamed Amine Kéfi, 20 ans,  étudiant, a décidé d’intégrer en 2011 l’Union des jeunes communistes qui regroupe la jeunesse du PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie). «Au fil du temps, je me suis senti marginalisé, car les plus âgés dans le parti acceptaient mal mes critiques envers les comportements des leaders», explique-t-il. Il ne comprend pas par exemple que ce sont toujours les mêmes têtes qui passent dans les médias sans jamais donner la possibilité aux jeunes de s’exprimer. Il n’accepte pas, non plus, que la prise de décision se fasse du haut en bas et pas le contraire ni que la jeunesse n’est là que pour appliquer les consignes. Mohamed Amine est tenté de changer de parti, mais sans grande conviction.

Son ami, Ahmed Yaâkoubi, 18 ans, coordinateur du front scolaire, affilié au PCOT, déplore de son côté le manque de débat et d’implication des jeunes dans la prise de décisions. «Pourtant, nous sommes les premiers à nous mobiliser, pour défendre les causes de l’emploi, du développement et toutes revendications sociales et politiques, ce qui nous vaut ensuite des harcèlements et des arrestations de la part des autorités», souligne-t-il. 

 

L’action associative : un terrain à cultiver 

Déçus de ce comportement et du rendement de tous les politiciens en général, les deux amis ont décidé de changer de cap pour s’inscrire davantage dans la société civile, en créant récemment avec d’autres amis «le Collectif des jeunes du Kef». Leur objectif est de sensibiliser la jeunesse de la ville à l’importance du travail associatif et social comme base essentielle au travail politique. Le collectif a commencé par organiser des petites actions citoyennes pour les enfants à travers des activités artistiques et sportives et compte élargir progressivement son champ d’action. «J’ai trouvé dans le travail associatif plus de liberté et plus de possibilités pour agir dans la communauté et toucher de près les intérêts de la population»,  note Mohamed Amine, en poursuivant : «je reste convaincu que la réussite en politique passe avant tout par le rapprochement des aspirations des gens.»

Mais d’autres jeunes n’ont pas eu cette chance de trouver leur voie que ce soit dans les partis politiques ou dans la société civile. Maher 22 ans, en fait partie. Après avoir été un jeune sans histoire, branché et avoir pris part aux évènements de la Révolution au Kef, il s’est transformé en salafiste. Faraoula, 24 ans, sa sœur, déplore le nouveau destin de son frère qui est devenu taciturne, rigide et prône des valeurs étrangères à la famille et à la société. «Je n’arrive toujours pas à expliquer ce changement radical en lui et j’espère de tout mon cœur qu’il abandonnera ce terrible destin». Maher a déjà tenté de partir en Syrie, mais il a été refoulé en Libye.

Ainsi la jeunesse du Kef, à l’image de beaucoup d’autres régions, est en train de se chercher. L’espoir en un avenir meilleur reste vivant, malgré tout, « quitte à faire une autre Révolution s’il le faut, mais cette fois nous la voulons culturelle, susceptible de changer les mentalités des gens», conclut Darine.

Hanène Zbiss

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