Sidi Bouzid, Menzel Bouzaine, Gafsa (…) des régions qui se sont enflammées des nuits durant, en décembre 2010. Les zones du Centre et du Nord-Ouest furent à l’époque le feu qui refusa de s’éteindre jusqu’à ce qu’il gagna la capitale et les villes côtières en janvier. Les quartiers populaires de Tunis furent les premiers à bouger, la tension y était grande.
Les rues étaient enveloppées de fumée, les jeunes ne dépeuplaient pas les chaussées malgré les affrontements et le couvre-feu, des pierres arrachées, des bâtiments incendiés, ravagés et une population qui de jour et de nuit, faisait face à la police et aux balles sans se détourner. Ainsi furent ces régions en décembre 2010…
Deux ans après, les prémices du développement ne se font pas remarquer, le taux de chômage continue à grimper, les conditions socioéconomiques deviennent de plus en plus dures et, par-dessus le marché, l’insécurité gagne le pays. L’UGTT lance un appel aux manifestations. Sommes-nous à la veille d’un nouveau 14 janvier si le dialogue national échoue ?
Nous partons en premier à Sidi Bouzid afin de voir si la même ambiance y règne. Première destination : le local de l’UGTT. Arrivée en fin de matinée, les bureaux sont fermés, aucune réunion n’est tenue. Contrairement à la veille du 14 janvier, aucune fièvre révolutionnaire ne semble gagner la ville. Les gens vaquent à leurs occupations habituelles, les jeunes languissent attablés dans les cafés et seuls quelques militants sont là pour discuter politique…
Jeunes croisés à Sidi Bouzid
Chokri Amri, un jeune de 35 ans, nous dit avoir «vécu le rêve de la Révolution qui s’est ensuite brisé». Il assure être contre le régime actuel, mais n’être pas disposé à participer à des manifestations ni à des sit-in. Haithem Gamoudi, âgé de 29 ans, technicien supérieur au chômage est, quant à lui, très actif au sein du Front populaire, mais il nous explique que ses amis ayant participé à la Révolution ont déclaré forfait. «Ils n’y voient plus d’intérêt, un ras-le-bol s’installe et les mouvements protestataires ne leur apportent rien. Ils sont mécontents et contrariés, mais ils ont constaté avoir passé beaucoup de temps dans les rues sans apporter un changement réel.» La confiance est également brisée par rapport aux villes côtières et à la capitale. «Nous n’attendons rien» déclare-t-il, lui-même ayant perdu toute confiance en quelques leaders nationaux.
Serveur dans un café, Bassem Souassi, 24 ans, ne savait même pas qu’il y aurait une manifestation le lendemain à Sidi Bouzid et il explique qu’il y a eu tellement de manifestations dans la ville qu’il en a perdu le fil. Mais, pour lui, les conditions de la ville se sont détériorées depuis la Révolution. Aymen Hamdi, son ami, assure qu’il participera, «je déteste ce gouvernement et j’en souhaite un autre qui voudrait vraiment travailler pour de meilleurs conditions» dit-il, non sans soulever l’augmentation du nombre des partis en Tunisie.
Yahyaoui Filal, 43 ans, chômeur, membre du Front populaire et du Front du Salut national
Yahyaoui Filal se plaint de l’absence totale d’indices du développement et d’infrastructure industrielle à Sidi Bouzid. La seule usine qui ouvrira ses portes à l’horizon 2014 est Délice qui n’aura une capacité d’embauche que de 240 postes. La Faculté de sciences, qui fut un moment un espoir pour la région grâce à une possible relance du commerce, ne comptait en 2012 qu’une cinquantaine d’étudiants…
Pour lui, le désintéressement a pour cause le discours politique qui n’arrive pas à mobiliser la foule. Le front du Salut devrait non seulement se présenter comme la solution politique à la crise, mais annoncer également les noms qui composeront le prochain gouvernement qu’elle propose. Ainsi, les gens n’auront pas l’impression de faire un saut dans le vide et dans l’inconnu en revendiquant la démission du gouvernement, mais auront une liste qui peut être annoncée inspirera confiance. Il existe par ailleurs, toujours selon lui, un problème de confiance entre la base et les leaders au sein du Front populaire, les décisions n’étant pas prise suite à des discussions internes au niveau des régions. Le même problème de confiance existe entre la population et les partis.
Le Front du Salut devra également présenter des solutions économiques, sociales et sécuritaires, le citoyen étant surtout touché par ces problèmes.
«Nous sommes aujourd’hui face à un vrai projet de dictature théocratique et nous devons y faire face en construisant un État démocrate» souligne-t-il. Il reproche également au gouvernement actuel, outre de vouloir installer un régime totalitaire, le manque de décisions économiques qui auraient pu sauver le pays du gouffre tel le gel de l’endettement et la lutte contre l’évasion fiscale qui s’élève à 22.000 milliards.
Ali Kahoul, militant de gauche indépendant, membre du syndicat de base de l’enseignement secondaire et ancien coordinateur du Front des forces progressistes du 17 décembre
Il expose : «avant le 14 janvier, une élite de syndicalistes militait en revendication à la situation politique et économique. L’explosion populaire a eu lieu suite à l’immolation de Mohamed Bouazizi. Aujourd’hui, une sorte de tiédeur s’installe à la place, presque du désespoir. Le nombre de participants aux manifestations est en baisse. Les troubles qu’a connus la ville suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet, n’ont été qu’une réaction spontanée qui n’a pas de rapport direct avec la politique.» Il explique également la baisse du nombre des manifestants par la participation des militants de la ville aux sit-in du Bardo, le 6, le 13 puis le 31 août au lieu de bouger à Sidi Bouzid.
Ali Kahloul revient sur la chronologie de la mobilisation populaire pour développer : «l’assassinat de Chokri Belaïd a eu un impact négatif sur le Front populaire. Il se déplaçait énormément dans les régions avant même la constitution du Front dont il encourageait la naissance et assistait aux conventions. Le Front populaire s’est retrouvé comme la seule force politique revendiquant la chute du gouvernement suite à l’assassinat de Chokri Belaïd. Le deuxième assassinat commis à l’encontre de Mohamed Brahmi a par contre rapproché les points de vue et les a rassemblés autour d’un même objectif. Ici a Sidi Bouzid nous avons énormément bougé jusqu’à avoir réussi à faire partir le gouverneur. Néanmoins, l’existence d’un double discours du Front et la coalition avec Nidaa Tounes a crée la polémique au niveau de la base surtout avec le manque de discussion des décisions à son niveau.
Le citoyen s’est désolidarisé du politicien et s’est désintéressé de ce qui se passe dans les coulisses de la politique. L’omniprésence du politicien dans les médias a suscité une sorte de mépris auprès de la population. Le discours devrait être reformé, simplifié et lié aux soucis quotidiens des citoyens. On assiste plutôt aujourd’hui à des successions de discours, vidés de sens et les manifestations sont devenues un show à regarder sur les bords des routes. Il existe aujourd’hui une sorte de nonchalance et beaucoup d’indifférence dans la population tantdis que les activités politiques sont restreintes à une certaine élite. Le bouillonnement existe bel et bien, les gens sont mécontents et en colère, mais aucune action ne s’ensuit.»
Quant au parti au pouvoir, Ennahdha, M. Kahoul souligne qu’il a déjà réussi à se souder et à revenir à l’attaque. Ayant élaboré sa propre feuille de route, il accuse aujourd’hui l’UGTT d’impartialité, redistribuant ainsi les cartes du jeu. Il avance que même si la coalition de l’UTICA et de l’UGTT est une alliance historique n’ayant pas eu lieu depuis 1946, cela n’incitera pas le citoyen à la désobéissance civile ni à la grève générale.
Menzel Bouzaine
Dépasser la grande route principale qui traverse le village, on ne trouve plus de chaussées, on se dirige vers un publinet où se rassemblent quelques personnes. Sur le chemin, nous avons à traverser sans aucune sécurité la voie ferrée dont le feu clignote rouge depuis des années. À notre remarque, Nasredine Slimani, un jeune élève de bac âgé de 18 ans, nous répond que dans leur village de 50.000 habitants, il n’y a ni poste de police ou de garde nationale ni délégation ni même de conseil municipal.
Zied Ammari, un jeune du village, nous informe que les habitants de son village sont désespérés, même la colère qui existe n’est plus la même que la veille du 14 janvier. Tout le monde était dans les rues lors des mouvements de protestation dans le passé, aujourd’hui, seuls quelques jeunes y participent. La raison en est qu’aucune de leurs revendications n’a été satisfaite, sans compter le nombre élevé d’arrestations et des mandats de recherche à l’encontre de jeunes manifestants. «Je me fais souvent arrêté par la police quand je ne suis pas à Manzel Bouzaine, moi qui ne suis pas recherché. Le seul fait que j’en suis originaire me pose problème avec les agents de police qui me cherchent alors la petite bête». D’un autre côté, aucun parti n’existe à Manzel Bouzaine, aucune activité politique n’est exercée dans ce village dont les conditions se dégradent de plus en plus…
Hamed Hidri, un homme de 54 ans, père d’un blessé de la Révolution du 14 janvier et frère d’un martyr, Chaouki Nasri, tué le 24 décembre 2010, nous exprime son profond mépris des mouvements protestataires actuels, n’ayant constaté aucun résultat. «Ils se vengent de nous» répète-t-il en évoquant les autorités, «sinon comment expliquer que nous n’ayons ni délégation ni conseil municipal depuis deux ans ?». Hamed Hidri éprouve une colère sourde et une haine profonde pour le gouvernement actuel «ayant tiré des balles contre eux», mais, pour lui, les mouvements pacifistes ne serviraient à rien «ce qui a été arraché par la force ne revient que par la force» présente-t-il selon sa logique. L’explosion aura bien lieu d’après lui et elle se produira d’une façon soudaine et brutale. Hamed Hidri va même jusqu’à parier que l’opposition n’arrivera jamais à faire chuter le gouvernement sans un vrai mouvement populaire.
Gafsa
Il est 21 h et la ville s’apprête déjà à sombrer dans le sommeil, hormis quelques cafés et restaurants se comptant sur les doigts de la main, il n’y a presque plus foule dans les rues. Pareil qu’à Sidi Bouzid on est loin de l’ambiance révolutionnaire de la veille d’une manifestation. Les quelques personnes croisées se baladent tranquillement ou s’empressent de rentrer chez eux…
Nous croisons Oussama Ben Mansour, 24 ans, étudiant stagiaire en France, qui ne savait pas qu’il y avait une manifestation le lendemain. Quand il l’a su, il nous a affirmé qu’il ne participerait pas. Il n’a confiance ni en l’UGTT, ni en les partis, mais seulement en quelques personnalités politiques. Le fait que le mouvement ne soit pas spontané, mais plutôt initié par des forces syndicales – ou politiques – lui ôte également toute envie d’y participer. Quant aux conditions, il déclare «nous menons une vie normale et même s’il faut militer pour les améliorer ce n’est pas ainsi et puis qui peut assurer que les élections nous apporterons la solution ?» Se demande-t-il, avant de conclure que l’argent dépensé dans les manifestations auraient mieux été employé pour les chômeurs…
Et même s’il y avait un manque d’information, les préparatifs pour la manifestation ont eu lieu la veille dans l’après-midi : animation dans les locaux de l’UGTT et distribution de tracts. Le matin, la foule s’est rassemblée une heure avant le début de la manifestation dans les locaux de l’UGTT. Poésie, musique et hymne national ont donné le la au mouvement qui dans ses débuts semblait plutôt festif. Le premier slogan scandé nous ramena néanmoins aux drames sanglants qui en étaient à l’origine «Nous resterons fidèles au sang des martyrs» scandait la foule, à Gafsa, le sang n’a pas encore séché… puisque justice n’a pas été faite. L’épouse de Mohamed Mufti tué lors des manifestations ayant secoué la ville de Gafsa au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi était présente et a donné un discours. «Il faut continuer les mouvements pacifistes » insiste-t-elle.
La foule présente a défié l’ardeur du soleil et la poussière en défilant dans la ville, l’engagement et la colère s’exprimaient à tue-tête, seulement, nombreux étaient ceux qui étaient là aux bords des routes regardant inactifs et passifs la foule passant. Les cafés étaient pleins, en marge de la marche, une femme s’arrêta, réprimandant des hommes attablés et nonchalants et les appelant à rejoindre la manifestation. Quelques sourires furent la seule réponse qu’elle réussit à obtenir…
Cité Tadhamoun
Le dimanche, jour de marché, rien dans la cité ne ressemblait à la veille du 14 janvier. Les commerces étaient ouverts, les stands dressés sur les trottoirs et la densité dans les rues étroites étaient remarquable. Les conditions précaires de la cité Ettadhamoun et ses infrastructures ne semblaient pas s’être améliorées depuis 2010. Néanmoins, ici les gens sont plus occupés à survivre qu’à «jouer à la Révolution». Un jeune, Nouredine Fatnassi, âgé de 33 ans, nous raconte que les habitants du quartier ne peuvent plus accorder leur confiance à un parti politique après l’avoir donné au parti Ennahdha, religieux et craignant Dieu, qui les avait «abusés». Alors même si la popularité du parti au pouvoir s’est brisée dans ce quartier ayant grandement participé à sa montée au pouvoir, l’absence d’une alternative politique décourage les gens à descendre dans la rue. Les conditions économiques difficiles sont également une arme à double tranchant : elles nourrissent la frustration et la colère populaire, mais dissuade les gens de participer aux mouvements protestataires de peur que les troubles ne causent la fermeture des commerces et ne rendent leur conditions précaire encore plus difficiles. Riadh Mahfoudh, son ami âgé de 38 ans et ayant participé aux évènements du 14 janvier 2011, exprime aujourd’hui son découragement, «il est vrai que les conditions sont plus dures, je touchais dans les 400 dinars dans le passé, je suis père de trois enfants et je paye un loyer, pourtant j’arrivais à combler mes dépenses, aujourd’hui je touche 700 dinars, j’emprunte de l’argent les deux premiers jours du mois pour pouvoir continuer à vivre. Nous soutiendrons le parti qui nous présentera un programme clair et réussira à changer et améliorer nos conditions, seulement, comment le savoir ? Nous craignons d’aider un autre parti à accéder au pouvoir pour qu’il nous oublie plus tard.»
Quelques jeunes filles rencontrées n’abordent même pas l’aspect politique de la question, ici, c’est plutôt l’étonnement de voir une journaliste femme s’aventurer dans le fond du quartier. La peur et l’insécurité sont les seuls soucis qu’on évoque. Tentative de kidnapping d’enfant en plein jour, vols à l’arrachée, cambriolage et autres agressions sont fréquents. Ici et dans ces conditions, la politique et les revendications politiques n’ont pas leur place. Pourtant, le feu de la colère et de la frustration est bel et bien existant, il couve sous les cendres, car les jeunes des quartiers tout comme ceux des zones intérieures craignent d’être une seconde fois le bois alimentant la foudre pour qu’après le changement, ils retombent dans l’oubli…
Hajer Ajroudi