République des juges ou juges de la République

De toutes les crises et les bras de fer politiques qu’a connus la Tunisie depuis la chute de Ben Ali, celui qui oppose le président Kaïs Saïed aux magistrats est le plus dangereux et le plus dévastateur pour l’avenir du pays et celui des Tunisiens. Le mémorable savant Ibn Khaldoun n’a-t-il pas défini la Justice comme le fondement de toute civilisation ? Ce qui signifie que la Justice, qui porte les valeurs d’éthique et d’égalité et les attributs de viabilité et de durabilité d’un projet de société, doit être solide comme du roc résistant à toutes les fissures et imperméable à toutes les infiltrations. Dans la catégorie des fissures, il faut classer l’impact du pouvoir politique quand il est autoritaire et oppressif et dans celle des infiltrations, la corruption et l’argent sale. D’où le débat sur l’indépendance de la justice qui, au demeurant, se focalise sur un seul point et autour duquel les thèses et les avis divergent : son rapport avec le pouvoir exécutif. La constitution de 2014, confectionnée sur mesure pour satisfaire les desiderata de toutes les obédiences politiques et idéologiques, avait pourtant tranché : l’indépendance de la justice rime avec autorité judiciaire et la fonction des juges est devenue pouvoir judiciaire. Ce sera donc la République des juges. Mais, visiblement, le débat n’est toujours pas clos et une autre « école » favorise la thèse de la fonction des juges de la République. Celle notamment du savant Ibn Khaldoun qui dit : « Les fonctions de juge tiennent une place incomparable aux yeux de Dieu. Les décisions équitables, la justice au tribunal et en toute chose, tout cela contribue au bien-être des administrés », (écrit, parmi d’autres, du savant rapportés par le regretté Béchir Ben Yahmed, Jeune Afrique, 2006).
La justice est indépendante ou n’est plus une justice et seuls les juges peuvent garantir cette indépendance. Le débat devrait donc se projeter sur l’indépendance des juges et non celle de la justice. Et c’est là où certains propos deviennent blessants, pour les juges. Car l’expérience a démontré que l’édifice de la Justice tunisienne n’a jamais été à l’abri des secousses et des fissures. Après 2011, et les espoirs de libertés et de démocratie nés avec la révolution, l’indépendance de la justice n’était plus qu’un chapitre à écrire dans la nouvelle constitution de 2014. Ce qui fut fait. Mais qu’en a-t-il été de l’indépendance des juges ? C’est là qu’interviennent la politique et la corruption.
Le président Kaïs Saïed ne s’attaque pas au système judiciaire en appelant, voire même en harcelant, les magistrats à ouvrir ou à activer les grands dossiers liés au terrorisme et à la grande corruption, « des dossiers hautement politiques », comme l’a si bien défini Raoudha Karafi, présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens. Des dossiers politiques entre les mains de magistrats et tous les dérapages deviennent possibles si le magistrat ne dispose pas de cette vertu intrinsèque qu’est l’indépendance par rapport à toutes les tentations. La responsabilité du juge consiste à prononcer au nom du peuple tunisien et dans des délais raisonnables les jugements, irrévocables, qui rétablissent les droits et la dignité du peuple tunisien. Cela n’a pas été le cas. Les assassinats terroristes des deux militants Belaïd et Brahmi moisissent dans les arcanes judiciaires neuf ans après les faits malgré l’obstination et la ténacité du comité de défense pour faire dévoiler la vérité. Même le procureur général accusé de dissimuler des preuves et de faire perdurer les dossiers, Béchir Akremi, a été relaxé par ses pairs après avoir été suspendu de sa fonction  par d’autres parmi ses pairs. Les détails techniques de cette affaire n’intéressent que les gens de la profession, mais ce qui préoccupe les justiciables, c’est que les commanditaires sont toujours inconnus et même protégés, selon le comité de défense ainsi que l’ancien président de la Cour de cassation, Taïeb Rached, qui a accusé le procureur en question d’en être le principal protecteur.
Les événements graves qui se sont déroulés en Tunisie au cours de la décennie 2011-2021 ont remis en question le processus démocratique même et ne permettent plus de se contenter de discourir sur les dogmes, les idéaux et les théories comme l’indépendance de la justice, la liberté de la presse et d’expression, le droit de manifester, de faire grève, etc. La réflexion à l’échelle nationale aujourd’hui doit tourner autour d’une question essentielle : qu’avons-nous fait de nos libertés ? Autrement dit : pourquoi l’indépendance de la justice et la liberté de la presse et d’expression n’ont pas joué leur rôle naturel de garde-fous contre la propagation du terrorisme et de la corruption ? La réponse est évidente : elles n’en avaient pas le pouvoir ni la force ni peut-être la volonté.
De ce fait, le président Kaïs Saïed et avant lui beaucoup de lanceurs d’alerte ont raison de dénoncer des forces obscures qui tirent le pays vers les bas-fonds du terrorisme et de la corruption qui menacent jusqu’à ce jour les fondements de l’Etat tunisien. La méthode de Kaïs Saïed est mauvaise, inappropriée, autoritaire ? Soit. Mais cela justifie-t-il la résistance des magistrats et l’impression qu’ils donnent aux Tunisiens de protéger les terroristes et les intérêts des islamistes dont la responsabilité, au moins politique, est incontestable, et partant, leurs propres intérêts ? Bien sûr, l’accusation ne vise pas tous les magistrats, il faut être naïf ou malintentionné pour le croire. Toutefois, ceux qui sont derrière ce blocage sont ceux qui tiennent les postes clés dans l’ordre judiciaire et Kaïs Saïed, à qui de plus en plus de Tunisiens reprochent d’avoir des mains tremblantes face à ses opposants, ne veut pas profiter de ses pleins pouvoirs pour limoger tout ce beau monde par décrets présidentiels. Kaïs Saïed est en train de perdre beaucoup de points politiques à cause de cette hésitation, mais pas dans les sondages d’opinion où il caracole encore (88% en janvier 2022), loin devant tous les autres candidats potentiels à une hypothétique Présidentielle. Les Tunisiens ont encore confiance en lui pour « nettoyer » le paysage politique mais qu’il en soit sûr, ils ne lui ont pas donné un chèque en blanc pour l’après-Ennahdha. La démocratie, les Droits de l’Homme, les libertés individuelles et collectives, ce sont des questions que les Tunisiens ont définitivement résolues depuis la révolution de 2010-2011, il n’est plus question de faire marche arrière, quel qu’en soit le prix, même s’il faut retirer « Al Wakala » (la procuration) à Kaïs Saïed. Les soutiens de Kaïs Saïed ne sont pas tous partisans de ses idées ou de son décret 117, mais ils le soutiennent malgré tout afin de donner une issue concrète aux mesures du 25 juillet 2021, celles qui devront déboucher sur des jugements judiciaires contre tous ceux qui ont mis en péril la stabilité de l’Etat, l’économie nationale et la santé ainsi que le pouvoir d’achat des Tunisiens (ça continue), et aboutir à l’émergence d’une nouvelle classe politique après la révision de la constitution et de la loi électorale. Ce sont d’ailleurs, les revendications des Tunisiens avant même le 25 juillet. Et c’est la voie qui sera engagée, tôt ou tard. La faible participation à la consultation électronique « e-istichara.tn » en est la preuve. Le président Kaïs Saïed devrait annoncer au plus tôt la tenue d’un dialogue national avec « les intermédiaires » qui n’ont pas de démêlés avec la justice s’il veut donner un coup de pouce et un sens à la consultation en ligne. Cette dernière sera, alors, un plus à la réflexion générale.

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