Douze ans après un soulèvement populaire contre la corruption du régime politique totalitaire en place depuis l’indépendance et deux ans après un coup de force pour mettre hors d’état de nuire ceux accusés d’avoir abusé des Tunisiens et détourné la révolution des pauvres et des opprimés, la corruption fait toujours rage, gangrénant la société et l’Etat. Pendant une dizaine d’années, les dirigeants politiques, les syndicats, les leaders d’opinion et les porte-drapeaux de la société civile en pleine expansion n’ont eu de cesse de revendiquer une volonté ferme et irréductible de combattre la corruption et de libérer les rouages économiques du pays de la mainmise des lobbys, des monopoles et des spéculateurs. Il était également question d’inclure l’économie informelle dans les circuits officiels et de faire gagner la Tunisie des points de croissance.
Après quatre chefs d’Etat, des dizaines de gouvernements, une pléiade d’instances constitutionnelles, qui devaient lutter contre tout ce qui empêchait la démocratie de se développer sur des bases saines, dont une chargée de lutter contre la corruption, et la création d’un nouveau mécanisme en Tunisie, les lanceurs d’alerte, la corruption est toujours là et encore plus répandue et plus insolente. Cela signifie que tout ce beau monde, censé planter le décor de la démocratie naissante, a échoué. Pourtant, la Tunisie a bénéficié, tout au long de la décennie du « printemps arabe », de tous les moyens financiers et d’expertise de la plupart des pays occidentaux pour réussir et devenir un pays prospère qui tourne selon les standards internationaux.
Le montant des subventions et des prêts obtenus par la Tunisie entre 2011 et 2021 est estimé à plus de 113 milliards de dinars tunisiens, selon le président de la commission des finances à l’ARP, Issam Chouchane. Mais l’audit ordonné depuis plusieurs mois par Kaïs Saïed pour connaître le sort de ces prêts et dons n’a toujours pas révélé ses secrets. On saura seulement qu’avant de partir, l’ancienne cheffe du gouvernement, Najla Bouden, a informé le chef de l’Etat de l’existence de divers dépassements dans « la gestion » de cet argent. Ce qui laisse penser que ceux qui devaient mener le projet démocratique à terme ont failli à leur mission et à leurs responsabilités. Si bien qu’aujourd’hui, on parle encore et toujours de la suprématie de l’économie de rente, d’une poignée de familles riches et influentes qui contrôlent l’économie nationale, les circuits de distribution, l’import-export, etc. face à des institutions et une administration publiques affaiblies, minées par des nominations partisanes et croulant sous le poids de leurs sureffectifs et de leur lourde masse salariale. Même la détermination affichée de Kaïs Saïed et ses promesses de faire débouter les fauteurs de troubles (pénuries, flambée des prix, contrebande…) s’en trouvent sapées.
Toutes les tentatives se sont heurtées à des murs infranchissables et se sont avérées vaines, si bien que l’impression qui reste dans l’imaginaire collectif est que le président parle mais ne fait rien. Il est impuissant devant ce qu’il désigne lui-même les cartels, les mafias, qui se sont incrustés à tous les niveaux de la hiérarchie et dans tous les domaines. Il faut tout de même reconnaître que s’ils ont réussi cela, c’est parce que Kaïs Saïed fait cavalier seul, il rame tout seul contre vents et marées, il n’est soutenu ni par un parti politique ni par des collaborateurs notoirement connus pour leurs compétences et leur loyauté à la mère patrie.
Le résultat est qu’il n’avance pas. Certains défenseurs du processus du 25 juillet 2021 vont jusqu’à accuser de hauts fonctionnaires dans l’entourage du président de l’induire, sciemment, en erreur en le poussant à faire de mauvais choix ou à commettre de graves erreurs, dans le but de faire exploser le ras-le-bol des Tunisiens.
Qu’il y ait des résistances, dans tous les domaines, sans exception, nul ne peut le démentir. Le ressenti d’une panne générale est pesant, en dépit d’une excellente saison touristique. Aucune initiative économique ou sociale n’a percé d’une partie ou d’une autre à l’exception de quelques initiatives politiques, qui, jusqu’à un passé récent, ont fusé de toutes parts, ou presque. Des initiatives qui ont eu pour seul objectif de modeler le paysage politique à la convenance de leurs auteurs (parti politique, courant ou lobby).
L’inertie a frappé partout même à l’UTICA, l’organisation des patrons qui aurait dû être au-devant du peloton des activateurs de la dynamique économique. Le patronat, à l’instar de toutes les autres structures, syndicales et autres, connaît des remous importants et des divisions profondes. Le président de la chambre nationale des industries des pneumatiques, nouvellement démissionnaire, est sorti de ses gonds pour dénoncer une organisation patronale en otage entre les mains de trois personnes, de riches hommes (familles) d’affaires influents qui seraient déjà en train de préparer leur succession à la tête de l’UTICA en optant pour la filiation. Il faut tout de même admettre qu’il y a anguille sous roche quand on sait que le bureau exécutif de l’UTICA ne s’est pas réuni tout au long des cinq dernières années et que les adhérents à l’organisation n’ont pas bougé le petit doigt.
Selon le patron de la chambre des industries des pneumatiques, « les patrons ont peur de la reddition des comptes ». Voilà où en est la Tunisie.
Force est de constater que toutes les voix, et elles sont nombreuses, qui revendiquaient à cor et à cri la lutte contre la corruption, ne se font plus entendre, elles se sont tues, depuis que Kaïs Saïed s’est lancé personnellement dans la bataille, non sans commettre des erreurs, ce qui suscite l’inquiétude et la crainte de tout un chacun d’être pris pour cible, à tort ou à raison. L’autre peur qui ronge tous les Tunisiens est qu’actuellement, personne ne sait où va la Tunisie.
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