Résister à l’uniforme

A l’occasion de la représentation de Tsunami de Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar au Théâtre national de Chaillot du 23 au 25 mai, le metteur en scène s’est exprimé dans la presse parisienne. Grands extraits.

Jalila et moi sommes restés longtemps sans savoir comment nous positionner. Nous nous sommes toujours exprimés dans l’ici et maintenant, construisant nos spectacles à partir du quotidien et de notre vécu, interrogeant toujours la responsabilité individuelle face à la responsabilité collective, et essayant de transcender la réalité dans un théâtre d’art. 

Paradoxalement, lorsque tout le monde s’est emparé de cette parole enfin libérée, on n’arrivait plus à s’exprimer. Cette déferlante, ce tsunami justement qui nous est tombé dessus, nous a submergés. Le désarroi, les scrupules, l’angoisse ont fait qu’on ne pouvait pas prendre la parole publiquement, parce qu’on ne savait pas comment le faire.

Aujourd’hui, monter au créneau c’est présenter Tsunami, auquel Chaillot s’est associé. C’est l’occasion de transposer nos questionnements sur la scène, notre désarroi, nos soucis de l’après-révolution. 

Pour moi ce hold-up qui a été opéré sur la Tunisie par Ennahdha, par les islamistes et leurs alliés, aura des conséquences terribles. J’ai une conscience tragique des choses, je porte un regard inquiet et je veux faire un spectacle catastrophiste à dessein, qui prévoit le pire pour essayer de le conjurer, un spectacle électrochoc sur un désastre à venir. 

Nous partons d’une idée, d’une nécessité. On se projette dans une trajectoire, puis on essaye de mettre en place un canevas, chaque projet ayant sa propre vérité, son propre style. Jalila a collecté beaucoup de matériaux, des textes, des vidéos mais notre travail reste fondé sur le corps et la voix de l’acteur. 

Ce qui est en question, c’est cette déferlante, ce tsunami qui balaye tout et laisse derrière lui les ruines d’un pays, c’est éminemment tragique. Cela doit fonctionner comme un électrochoc. On ne fait pas du documentaire, ni du théâtre sociologique, je creuse depuis très longtemps un théâtre plus anthropologique que politique.

Le pays résiste à l’uniforme, sans jeu de mots, résiste à la violence. C’est un pays en angles arrondis, même si les gens sont très déprimés et agressifs. Il s’est construit sur les apports culturels et voilà qu’on veut l’assujettir. Si deux cinquièmes de ce peuple résiste, c’est pour moi positif et je pense que la Tunisie a toutes les facultés pour résister. Grâce à Bourguiba, et malgré Bourguiba et Ben Ali, il y a une société civile, il y a une résistance laïque réelle, civique. Cette Révolution a révélé des êtres exceptionnels, d’une intelligence extraordinaire, d’une faculté de synthèse, d’une culture admirable. 

Mais la tendance va vers cette déferlante dominatrice, coercitive et qui à terme va s’imposer par la force au quotidien. Voilà pourquoi la terre tremble sous nos pieds et je fais ce spectacle avec Jalila avec ce sentiment que la terre est en train de trembler. J’essaye de répercuter cela de manière dynamique, visuelle, énergétique et pas seulement par des phrases. J’ose espérer que ce spectacle fonctionnera comme un pavé dans la mare. Nous sommes conscients que le théâtre est une tribune et que nous occupons un terrain à nul autre pareil.

Corps otages était une rétrospective de cinquante ans d’Indépendance ; Amnesia anticipait la chute de Ben Ali,Tsunami est le troisième volet d’un triptyque sur l’histoire contemporaine de la Tunisie. 

Tsunami est une politique fiction. Hayet, une jeune fille de vingt-cinq ans, fille d’un responsable politique islamiste, s’enfuit lorsqu’elle découvre qu’on veut la marier sans son consentement à un cousin. Elle découvre les mille et un visages de la société tunisienne, dont celui d’Amina, une femme d’une soixantaine d’années, ancienne militante de gauche et des Droits de l’Homme, qui a vu tous ces rêves de transformation sociale s’effondrer. Elle se noue entre elles une relation dialectique et affective qui donne à entendre la complexité d’une société qu’elles voient marcher vers la guerre civile. Les deux personnages féminins de Tsunami cristallisent les enjeux et les contradictions de la Révolution tunisienne en y remettant au centre la place des femmes et de la jeunesse.

 

R S-M.

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