Restons debout !

Propos recueillis par Marianne Katzaras

Imperturbable, déterminée, tenace, Syhem Belkodja ne change pas. À la veille des festivals qu’elle dirige, nous l’avons rencontrée pour converser avec elle de la danse, de l’ancien régime, des dangers de l’obscurantisme, des artistes qui devraient plus dialoguer… 

 

Décidément, vous traversez tous les pouvoirs…

Non je ne les traverse pas, vous vous trompez. Et puis je n’ai pas envie de dire “je”, on a subi tous les pouvoirs vous voulez dire. Certains artistes ont été touchés plus que d’autres. Moi j’ai fait ma révolution depuis 28 ans, depuis Bourguiba, car les danseurs étaient traités ou d’homosexuels ou de prostituées et nous avons réussi à installer un respect envers ce métier-là.

 

On vous disait très proche de l’ancien régime. Qu’en pensez vous ?

Certaines mauvaises langues s’évertuent encore à dire que j’étais proche de Ben Ali, mais comment aurais-je donc dû avoir une direction quelconque ou conférer un statut au danseur si j’avais été si souvent au Palais.

J’aurais eu Ennejma Ezzahra ou le théâtre municipal… Ben Ali ne s’intéressait ni à la danse ni à la réflexion sur un projet contemporain du corps. Nous n’avons été soutenus par personne. Ce qui m’a donné la force de continuer et de développer mon travail, c’est que dans chaque gouvernorat l’école et la santé étaient présents. Il fallait y ajouter la danse. Bourguiba avait semé ses graines au niveau de l’acceptation du projet culturel.

 

Et vous avez ainsi eu pour slogan «la danse pour tous…» 

Oui, la danse pour tous, partagée par tous. J’étais alors, il y a 28 ans je le répète, la petite Jane Fonda de la télévision avec Hella Rokbi et Nejib Khattab. J’ai trouvé ainsi la force d’avoir une base populaire dans tous les coins du pays, j’ai suivi le chemin du théâtre en ouvrant des ateliers dans la plupart des maisons de la culture du pays. Et on dansait avec ma compagnie dans tous les lieux, même si les espaces n’étaient pas adéquats. C’est avec le public que l’on dialoguait.

 

Et vous continuez, rien ne vous arrête?

Deux ans après la Révolution, l’espace Ness El Fen continue avec huit festivals, même si parfois c’est dur de se dire qu’il faut être vigilant à cinquante ans et que l’arbre doit toujours être arrosé. Je pensais qu’avec Bourguiba tout était acquis. 

Quel leurre ! La Révolution nous a montré que rien n’est acquis et que la liberté de la femme est en danger. Tout est à refaire ! Tous les dix ans il faut revoir l’édifice de la création.

 

Vos prochaines rencontres chorégraphiques ont pour slogan “Restez debout, je danse donc je suis…”

Oui, je reprends le combat avec des ateliers, avec un accueil du public qui veut danser, que ce soit du hiphop ou du tango. Il faut fêter le corps, il faut que le corps soit debout, enraciné dans le passé et fier de la modernité. Nous avons décliné la programmation ainsi au-delà des compagnies invitées. Il y aura, les 26, 27 et 28 avril, trois jours de danse dans la rue, et le 29 nous fêterons la Journée mondiale de la danse.

 

Et le ministère de la Culture est-il partie prenante ou bien fait-il la sourde oreille ?

Étrangement, le ministère nous a écoutés, il a alloué 50.000 dinars pour des projets de création. Il a aussi envoyé un courrier à tous les directeurs régionaux de la jeunesse pour les sensibiliser à la journée de la danse. 

Le ministère doit être encore plus sensible à nos requêtes, car la danse reste le parent pauvre  face au budget qui est prévu pour le cinéma ou le théâtre.

Notre corps de métier ne peut plus être fragilisé.

Nous avons des danseurs qui se sont produits sur les plus grandes scènes du monde et je citerai Imène Smaoui, Malek Sebaï, Nejib Khalfallah, Nawel Skandrani qui ont su développer un réseau national et international dans un désert financier.

 

Y a-t-il une relève ?

Bien sûr, les Ahmed Khemis, Seiffeddine Manaï, Radhouane Meddeb, Hafiz et Aïcha M’Barek dansent chez Maguy Marin ou Larbi Charkaoui pour ne citer qu’eux.

Sans structure, sans soutien, ces danseurs acheminent le mot “Tunisie” partout. La Tunisie, où sont passés les plus grands danseurs de ce siècle. 

Les rencontres  chorégraphiques de Carthage, ont invité 250 compagnies. C’est pour cela que cette opération culturelle doit intéresser plus qu’un ministère, la Culture certes, mais aussi le Tourisme, la Jeunesse et les Sports, l’Éducation nationale et le ministère de la Femme et de l’enfant.

 

La femme justement qui se voile de plus en plus…

Vous savez, quand je vois ces femmes en niqab qui se font violence à leur insu, qui peuvent nous regarder sans qu’on les voit… Moi j’ai envie de leur tendre la main, je ne veux pas les nier. On est un pays trop fragile pour être divisé. Je rêve d’un pays uni, d’une communauté d’artistes où tout le monde travaillerait ensemble.

Une représentation chorégraphique peut faire évoluer les esprits, j’y crois profondément.

 

L’obscurantisme ne vous effraie pas ?

Les prochaines rencontres de danse feront appel à tous les opérateurs de danse, du théâtre pour créer un réseau d’artistes sans frontières comme Reporters sans frontières. Nous attendons de grands danseurs africains comme Gabriel Cande du Mozambique ou Faton Cisse du Sénégal. Il y aura un hommage à Dorra Bouzid qui, grâce à Messaadi son père, a inauguré les soirées des écoles de danse et puis laissons un peu de surprises…

 

Vous ne m’avez pas répondu sur l’enfermement possible d’une société, le repli identitaire ?

Nous serons unis face aux préjugés des uns et des autres… Nous devons être un mur sans faille.

Je ne suis pas contre les islamistes, notre énergie doit aller ailleurs que dans la haine. Restons debout, je vous en prie. Ness El Fen doit se faire avec l’autre, les autres, il n’y a pas d’art sans l’autre.

L’art peut sauver la société. Nous avons des festivals qui tiennent la route, les rencontres chorégraphiques  de Carthage,  Dreamcity, Danser à Tunis et Art-solution, un collectif de jeunes qui filme la danse dans la rue.

Car de l’oriental au contemporain, il y a ce grand bonheur de danser et de préserver une société saine et debout. Non, l’obscurantisme ne me fait pas peur. La danse le vaincra… l’art je voulais dire.

 

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