Restructurer la dette: c’est nécessaire mais pas suffisant

Pour gérer une dette insoutenable, la Tunisie est portée à passer par le Club de Paris (ou équivalent). Cela ne garantit pas une entente de financement par le FMI! Restructurer la dette est une étape urgente, nécessaire, mais pas suffisante. La démarche du Club de Paris vise le rééchelonnement de la dette, celle du FMI vise les réformes économiques qui tardent à venir. Deux démarches distinctes, des ententes non substituables. Le diable est dans le détail…
Un discours simpliste et populiste mêle les 2 démarches, induisant en erreur l’opinion publique, reportant sine die les véritables réformes économiques, avec un risque de défaut de paiement des dettes publiques, si rien n’est fait.

Se sevrer de l’addiction à la dette
Viabiliser le remboursement d’une dette de l’ordre de 35 milliards de $ US n’est pas une mince affaire, dans un contexte marqué par une contraction de la crédibilité de l’État tunisien auprès des bailleurs de fonds, des marchés bancaires et des agences de notation. La Tunisie doit renverser la vapeur et se prendre en main rapidement !
Un économiste tunisien ayant une longue feuille de route au sein des instances internationales à Washington me confiait récemment sous le couvert de l’anonymat «la Tunisie doit se sevrer de son addiction à la dette, ses dirigeants doivent infléchir la dette et la rendre soutenable, dans le court et moyen termes… Peu importe avec qui : le Club de Paris, le Club de Londres, les Fonds saoudien, qatari… même avec le diable s’il le faut! C’est le résultat qui compte, le niveau de vie des Tunisiens, s’effondre lamentablement sous le fardeau d’une dette insoutenable …»!
La spirale de cette dette toxique est coûteuse pour le pays : des taux d’intérêt frôlant les 15%, avec une prime de risque sur les actions (equiy spread Risk premium) qui frôle les 11%. Une situation qui pousse les agences de cotation (Fitch, Moody’s, S&P, etc.) à dégrader la note souveraine du pays. Au Maroc, au Sénégal et en Égypte, ces taux sont 3 à 4 fois moins élevés. La mal-gouvernance des dix dernières années a été générée par une douzaine de gouvernements et des partis n’ayant pas de programme économique.
Quoi qu’on en pense, la gouvernance de Bourguiba et de Ben Ali obtenait des financements à des taux réels proches de zéro et négatifs (0 à 2% en terme nominal). C’est ainsi que la Tunisie a pu investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures et les services publics. L’État providence a besoin d’une gouvernance éclairée, axée sur les résultats escomptés par les marchés et bailleurs de fonds.

Démocratie à crédit, démocratie au rabais
La trajectoire de la dette tunisienne était devenue insoutenable bien avant la Covid-19.
Contrairement à ce qu’on pense, le FMI n’a reconnu officiellement l’insoutenabilité de la dette tunisienne qu’en 2021. Trop tard, le FMI assume une responsabilité morale et historique au sujet des dangers du surendettement de la dette de la Tunisie post-2011.
Dans son dernier rapport traitant de la Tunisie, le FMI a produit en 2021 une annexe entièrement consacrée à l’insoutenabilité de la dette. Tous les stress tests menés dans ce rapport démontrent l’insoutenabilité de la dette tunisienne.
Déjà en 2017, j’ai attiré l’attention des décideurs tunisiens au sujet des dangers que présente l’endettement sur la viabilité de la démocratie tunisienne. Dans un Policy paper ayant pour titre«Tunisie: démocratie à crédit, démocratie aux rabais».
Une démocratie crédible ne peut pas se doper indéfiniment par une dette devenue, avec le temps, odieuse et toxique.

Le club de Paris, un passage obligé !
Maintenant, le mal est fait, et la Tunisie doit trouver des solutions pour gérer la dette bilatérale et multilatérale.
La Tunisie doit composer avec la musique du Club de Paris. Même si ce club n’est plus ce qu’il était. La Chine, le Qatar, les Émirats, la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Algérie, etc. sont désormais des prêteurs à part entière pour la Tunisie. Et ces nouveaux pays ne sont pas membres du Club de Paris. Les financements bilatéraux de la Tunisie se sont diversifiés depuis 2011.
Pour La Tunisie, restructurer la dette constitue une première étape dans un long processus. Et dans tous les cas, cette restructuration ne peut pas être envisagée comme une solution finale.
La démarche de restructuration de la dette vise à stabiliser la pression budgétaire et monétaire (dinar, investissement, taux), elle veut calmer en quelques sortes la fièvre de la dette, mais elle ne soignera pas tous les cancers et métastases de l’économie tunisienne.
Le passage par le Club de Paris ne sera pas une simple balade aux pieds de la Tour Eiffel! Le Club de Paris a sa faune et ses prédateurs.

Vautours et prédateurs de la dette
Le passage par le Club de Paris (ou équivalent) exige une négociation fondamentalement mercantile et vorace. Chacun des concernés va tenter d’imposer ses arguments et faire sa mise enchère, comme un marché à la criée.
D’un côté, les prêteurs veulent récupérer leur argent au dernier cent et ils ne vont pas lésiner sur les moyens pour y parvenir. Les préteurs peuvent demander des concessions politiques au sujet d’enjeux géostratégiques monnayables… Ils vont demander des parts de marché ou des privatisations de société d’État, obtention des actifs productifs: aéroports, ports, terres domaniales, etc. Tous les chantages sont envisageables.
Certains opérateurs économiques risquent de se débarrasser des obligations tunisiennes à des fonds vautours à des montants dérisoires (40%, 50% ou 60% de leur valeur). Ces derniers vont exiger ensuite un remboursement de 100% (en plus des frais), passant évidemment par des tribunaux américains intransigeants et capables de prendre les mesures fortes pour faire payer les pays qui ont fait défaut de paiement. Les banques tunisiennes risquent de laisser des plumes dans la démarche (haircut), avec des pertes pouvant atteindre l’équivalent de 9 milliards de $ US, si la Tunisie ne trouve pas comment restructurer sa dette, déclarant cessation de paiement de ses dettes.
La Tunisie arrive à ces négociations affaiblie par dix ans de mal-gouvernance, tiraillée par ses divisions. La Tunisie va plaider ses atouts classiques: position stratégique, rempart à l’émigration clandestine, démocratie en terre d’Islam, etc.
Mais, pas certain que ce discours donne résultat dans le contexte et avec tant de dégâts collatéraux. Notamment parce que la «seule démocratie en terre d’Islam»s’est métamorphosée rapidement en principal pourvoyeur des djihadistes et kamikazes de l’Islam terroriste. L’Islam politique qui a gouverné le pays a investi fortement dans ce «juteux » trafic d’exportation des jeunes tunisiens et tunisiennes comme kamikazes en Syrie, en Libye et en Irak.
Sur un troisième front, les gouvernements des pays occidentaux vont avoir leur mot à dire pour arrondir les angles et tirer les cordons de la bourse de la diplomatie économique. La proximité avec l´Algérie et avec la Libye va faire partie des manœuvres de négociations à venir.
Le FMI sera partie prenante, étant à la fois créancier important et prêteur de dernier recours.

Le FMI n’est pas naïf…
Le passage par le Club de Paris va tenter de lisser la dette tunisienne pour la rendre plus soutenable dans le court et moyen terme. Contrairement au Club de Paris, le FMI va aux racines de ces déséquilibres macroéconomiques, exigeant notamment de réformes économiques structurelles, pour éviter le pire, à savoir la faillite du pays à l’image du Liban!
Le FMI n’a pas aimé les bluffs de la dizaine de gouvernements et ribambelle de ministres inconséquents ayant été responsables des dossiers financiers et des réformes économiques attendues.
Le FMI n’aura pas la tâche facile. Les divers gouvernements et partisactuels ont préféré le statu quo, refusant les réformes économiques. Refus justifié par l’impopularité des réformes requises et l’incompétence de nombreux ministres en charge de ces dossiers épineux.
Rapportée au PIB, la dette publique garantie par l’État a presque triplé depuis 2011 (dette de l’État et dette des Sociétés d’État). Deux tendances opposées sont en cause:

  • Un, les gouvernements successifs se sont dopés de la dette pour se maintenir au pouvoir;
  • Deux, l’investissement productif et les processus de production de la richesse (PIB) se sont contractés fortement et continuellement.

Le FMI sait pertinemment qu’il ne peut pas moralement continuer à mettre de l’eau dans une piscine fissurée et incontenante.
Le FMI sait aussi que la dette tunisienne n’est plus soutenable, avec 4 à 5 milliards de $ US sont à rembourser annuellement.Le tout pour effondrer les services publics les uns après les autres: Éducation, Santé, Infrastructures, Justice, etc. Les élites fuient le pays, tout comme les investisseurs, sauve qui peut!
La capacité à rembourser la dette ne peut dépasser les 2 milliards de $US, annuellement.

Les douloureuses réformes économiques
La restructuration de la dette augmente les chances pour décocher un prêt de 4 milliards de $ US.  Un prêt providentiel qui va paver le chemin à d’autres prêts et aides avec d’autres bailleurs internationaux.
Mais, ultimement la dette n’est pas la solution. C’est moyen pour investir, pour créer de la richesse, mais pas pour soutenir les salaires et la consommation finale.
Pour retrouver une entente avec le FMI, la Tunisie doit arriver avec plan d’attrition drastique des effectifs de fonctionnaires, une réduction perceptible de la taille de l’État, une rationalisation des subventions publiques à la consommation et un plan de modernisation de la gouvernance, avec pour corollaire reddition de compte, évaluation et discipline budgétaire. Des économies à réaliser de manière planifiée pour les 5 prochaines années.
Et dans ces money talks, il faut arriver aux négociations avec des chiffres crédibles, des objectifs mesurables et indicateurs de suivi et des engagements fermes. Exemple, indiquer le nombre de fonctionnaires à libérer par an, quantifier les couloirs de coupure et trajectoires à respecter dans le cadre du retour rapide à l’équilibre budgétaire et au contrôle de la dette en tant danger imminent pour les équilibres macroéconomiques.
Le FMI ne va pas exiger des mesures directement axées sur la relance économique. Il ne pourra pas restructurer le modèle de développement économique. Les exigences du FMI se limiteront aux dix principes retenus parle Consensus de Washington (élaboré par l’économiste John Williamson depuis 1989).
En revanche, le dinar peut finir par perdre 15 à 20% de sa valeur, au terme de ce processus de renégociation avec le Club de Paris et avec le FMI. Historiquement, toutes les fois où le FMI a apporté une aide cruciale à la Tunisie, le dinar a connu une dévaluation de l’ordre de 20% (1963, 1986, 2016).

Bradage des bijoux de famille
Ce que doit vivre la Tunisie, pour sortir de sa crise économique, ressemble beaucoup à ce que peut vivre une famille très endettée et qui a déclaré faillite. Une telle famille doit d’abord trouver une entente avec les notaires de la banque et les huissiers prêteurs pour un rééchelonnement de la dette, moyennant hypothèque d’actifs, vente de bijoux de famille, concession, engagements, etc.
Ensuite, cette même famille doit trouver un compromis crédible avec ses membres pour sabrer dans ses dépenses et ne plus vivre au-dessus de ses moyens. Cela peut être frustrant, douloureux et pénalisant, mais incontournable pour s’en sortir, pour apprendre de ses erreurs et ne pas refaire les mêmes erreurs à l’avenir.
Trois questions se posent maintenant, alors que le FMI a allumé son Zoom pour voir comment aider la Tunisie.

  • Un: Est-ce que la Tunisie peut agir comme une famille solidaire, capable de s’entendre sur l’ampleur des sacrifices et coupures dans les dépenses publiques pour rétablir les équilibres budgétaires?
  • Deux: Est-elle en mesure de licencier quelques 30 000 fonctionnaires fictifs, absentéistes par an (recrutés par les partis) ou encore de brader les bijoux de famille (entreprises d’État, centaines d’hectares de terres domaniales en friche…) pour se réhabiliter et rétablir une image écorchée par une dizaine d’années de mal-gouvernance systémique?
  • Trois: Jusqu’à quand les adultes d’aujourd’hui vont-ils continuer à gaspiller et à consommer transmettant le fardeau de la dette à leurs enfants et futures générations?

*Universitaire au Canada

 

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