La vague de féminicides qui ne cesse de croître en Tunisie est devenue de plus en plus inquiétante. La présidente de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), Radhia Jerbi, a indiqué récemment que 15 cas de féminicides ont été enregistrés en Tunisie durant les huit premiers mois de 2024. En 2022, le pays a enregistré 23 cas, un nombre qui a augmenté en 2023 pour passer à 25 féminicides, selon une étude élaborée par l’UNFT. Bien que ce genre d’études confirme très souvent le lien de causalité entre la hausse des féminicides et la pauvreté ainsi que la détérioration de la situation économique, certains crimes bien spécifiques montrent de plus en plus que la violence ne connaît ni frontières sociales ni limites géographiques. Loin d’être limités aux zones défavorisées, ces crimes odieux s’invitent désormais dans les milieux les plus prestigieux.
La victime évoquait d’interminables disputes avrc son mari
L’assassinat de Mejda B., une pharmacienne de 44 ans, retrouvée poignardée dans un appartement aux Jardins de Carthage, en est bien un exemple édifiant. Cette tragédie a révélé pour la énième fois que la violence peut frapper même dans les milieux les plus aisés, touchant des femmes issues de toutes les classes sociales. Retour sur les faits et les derniers développements de cette affaire troublante.
Le corps sans vie de Mejda, originaire de Sidi Bouzid, a été retrouvé le 20 septembre dernier dans un appartement situé aux Jardins de Carthage, un quartier résidentiel dans la banlieue nord de Tunis. Son meurtre a suscité une vive polémique, notamment après la publication massive sur les réseaux sociaux d’un appel à témoins lancé par des membres de sa famille début octobre courant pour tenter de retrouver la voiture de Mejda B., disparue depuis le jour du drame. Cet appel lancé sur les réseaux sociaux aurait permis de retrouver le véhicule quelques heures plus tard. La voiture, de type Audi 3 noire, a finalement été localisée dans la localité de Babouch, relevant de la délégation d’Aïn Draham, dans le gouvernorat de Jendouba, près des frontières tuniso-algériennes. Abandonnée, la voiture était garée dans un parking de la région. Ce nouvel élément de l’enquête, dévoilé par la brigade de renseignement frontalier de la Garde nationale à Tabarka, a permis aux autorités sécuritaires et judiciaires compétentes d’avancer dans leur enquête. Désormais, tous les éléments de l’enquête pointent vers son mari, A.A., qui a disparu après le crime.
La violence n’a ni frontières sociales ni limites géographiques
Le drame remonte au 16 septembre, lorsque Mejda et son mari, A.A., gérant d’un établissement hôtelier dans l’un des pays du Golfe, louent un appartement aux Jardins de Carthage, à Tunis, pour une courte durée afin de pouvoir vaquer à des affaires personnelles. Habitué des lieux lors de ses séjours dans la capitale, le couple prévoit initialement de rester deux jours, mais l’époux demande au propriétaire une prolongation jusqu’au 19 septembre, prétendant qu’il partirait pour son pays d’accueil au Golfe, tandis que Mejda resterait quelques jours supplémentaires pour régler des affaires personnelles.
Le 19 septembre, le propriétaire essaie de contacter le couple pour récupérer les clés de l’appartement, mais ne parvient à joindre personne. Inquiet, il se rend sur place le 20 septembre et fait une découverte macabre : Mejda est retrouvée sans vie, son corps portant plusieurs traces de coups de couteau. La police est immédiatement alertée, et une enquête est ouverte.
Les premiers rapports de la police technique ont révélé que Mejda a été poignardée à trois reprises. Des traces d’agression étaient également visibles sur son visage. Le climatiseur, réglé à pleine puissance, semble indiquer une tentative de ralentir la décomposition du corps pour donner plus de temps au meurtrier pour s’enfuir.
Après de longues années d’études en pharmacie, Mejda a décroché son diplôme. Quelque temps plus tard, elle a obtenu l’autorisation d’ouvrir une pharmacie de nuit dans la localité de Mezzouna, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, où elle a exercé son métier pendant plus de 17 ans. Connue pour son dévouement à ses clients, elle était respectée et appréciée dans sa communauté. Selon des témoins, sa générosité était bien connue, et elle n’hésitait pas à aider les personnes dans le besoin en mettant à leur disposition des médicaments gratuitement.
Mejda était profondément attachée à ses parents et à sa grande famille, installée à Sidi Bouzid, à 60 km de Mezzouna. Malgré la distance imposée par l’emplacement de sa pharmacie, ainsi que par sa vie conjugale depuis 2018, Mejda veillait à rendre visite à sa famille tous les week-ends. Elle était si sociable qu’elle méprisait tout moment de solitude. Elle avait pris l’habitude d’organiser fréquemment des soirées à son domicile parental en présence de sa grande famille, à chaque occasion, pour profiter de moments de joie et de partage. Sa dernière soirée en famille date du dimanche 15 septembre 2024, la veille de son départ pour Tunis avec son époux. Avant de partir, elle a fait des confidences à sa belle-sœur sur ses disputes interminables avec son époux, qui refusait de tenter une nouvelle fécondation in vitro, malgré son désir d’avoir des enfants. Étant divorcé et père d’un enfant, A.A. n’avait pas envie de revivre une nouvelle expérience de paternité, d’autant plus qu’il résidait à l’étranger de façon permanente et ne visitait la Tunisie que rarement.
Un époux jaloux et possessif
Originaire de Nabeul, l’époux de Mejda avait vu sa vie bouleversée par un grave accident de voiture, et la défunte l’avait soutenu durant sa longue convalescence. En 2018, le couple a décidé de se marier. Quelques années plus tard, Mejda était partie dans le pays de résidence de son mari pour finaliser la procédure de mariage. Après trois mois, elle était rentrée en Tunisie pour reprendre sa vie normale. Elle rendait souvent visite à son époux à l’étranger, tandis que ce dernier venait très rarement en Tunisie, prétextant ses engagements professionnels et ses grandes responsabilités.
Selon plusieurs membres de la famille et des proches de Mejda, A.A. était un mari possessif et jaloux, surveillant de près les activités de sa femme, notamment sur les réseaux sociaux. Il exerçait également un contrôle sur ses mouvements et ses finances, et il était au courant des moindres détails de sa vie professionnelle, y compris dans sa pharmacie, où il avait installé des caméras de surveillance pour l’avoir à l’œil pendant ses heures de travail.
Mejda avait évoqué à plusieurs reprises des tensions dans son mariage, allant jusqu’à envisager le divorce. Le 16 septembre, le couple s’était donc rendu à Tunis pour une nouvelle tentative de fécondation in vitro à laquelle A.A s’opposait fermement. Ce désaccord, ajouté à d’autres conflits, aurait amplifié la crise au sein du couple.
Le 19 septembre, Mejda aurait eu une violente dispute avec son époux. Ce même jour, A.A. a contacté un membre de la famille de son épouse pour lui annoncer que tout était définitivement terminé entre lui et sa femme. Il a affirmé qu’il entamait immédiatement la procédure de divorce, sans retour possible.
Lors de cet appel, passé depuis le téléphone de la victime, son interlocuteur a été surpris par son comportement confus. Lorsqu’il l’a interrogé sur l’utilisation du téléphone de Mejda, il a répondu maladroitement que celle-ci l’avait oublié chez lui après une dispute. A.A a insisté que leur relation était définitivement rompue et aurait même menacé que si Mejda refaisait sa vie avec un autre homme, il la tuerait avant de se suicider.
Après cet appel, A.A. a coupé tout contact, plongeant les proches de Mejda dans l’inquiétude. Profitant de son accès aux mots de passe des réseaux sociaux de sa femme décédée, il a envoyé un message au préparateur en pharmacie qui travaillait pour le compte de Mejda, se faisant passer pour cette dernière après avoir reproduit le ton et les habitudes de communication de la défunte. Dans ce message, il lui a demandé de transférer une somme d’environ six mille dinars sur son propre compte bancaire, ce qui a été fait.
Selon les premiers éléments de l’enquête, après le meurtre, A.A. aurait quitté l’appartement en laissant derrière lui le corps de Mejda. Sa fuite semble avoir été soigneusement planifiée. La voiture de Mejda, découverte près de la frontière algérienne, confirmerait qu’A.A. aurait fui le pays pour se réfugier en Algérie avant, peut-être, de repartir pour son pays d’accueil. Cette piste est aujourd’hui la principale hypothèse avancée par les autorités judiciaires, qui ont émis un mandat de recherche international contre lui. En effet, des indices suggèrent que ce crime aurait pu être prémédité, en référence notamment au comportement suspect d’A.A. après le meurtre et ses tentatives de brouiller les pistes.
Pour la famille de Mejda, l’onde de choc est immense. Lors d’une déclaration accordée à l’émission « L’inspecteur » de Hamza Belloumi, son frère se souvient avec douleur du jour où la police les a contactés à 1h du matin, leur annonçant d’abord un accident de voiture avant que la véritable horreur ne leur soit révélée. Perdre une sœur et une fille si aimante et dévouée est une épreuve insurmontable pour eux, d’autant plus que le principal suspect est toujours en fuite. La famille réclame aujourd’hui que justice soit rendue, espérant que l’arrestation d’A.A permettra de lever le voile sur les circonstances exactes de ce crime.
H.B.H