C’est devenu un des clichés les plus éculés des polémistes d’expression anglaise. « By their friends shall ye know them » aime-t-on répéter, doctement, mais sans vraiment savoir qui ou quoi on cite en l’affirmant. « C’est par leurs amitiés que vous les reconnaîtrez ». Soit. Encore faut-il établir, avec un minimum de certitude, qui s’acoquine avec qui. Procédé qui n’est pas sans dangers, comme le démontre la controverse autour des affirmations d’un chercheur américain au sujet de certaines accointances de Rached Ghannouchi.
Résumons. Lors du journal de 20 heures de la chaîne Al Watanya le 30 octobre dernier, l’ancien diplomate Nasreddine Ben Soltana a évoqué un rapport publié par le Washington Institute for Near East Policy (WINEP), un think tank américain, au sujet du mouvement Ansar Chariâa. D’après le bref compte-rendu qu’en fait l’ancien diplomate (et accessoirement membre de Nidaa Tounes), ce rapport cite « un leader d’Ansar Achariâa » qui affirme que Rached Ghannouchi aurait rencontré à deux reprises Abou Iyadh en 2011 et aurait insisté, lors de ces entretiens, « sur la nécessité d’entraîner et de former des membres d’Ansar Achariâa afin d’infiltrer l’armée et la Garde nationale ». Dans la foulée, Rached Ghannouchi, son bureau, son parti et le quotidien nahdhaoui El Fajr ont tous nié avec la plus grande véhémence que le leader d’Ennahda ait tenu de tels propos, et ont exprimé leur intention de porter plainte pour diffamation contre Nasreddine Ben Soltana. Des responsables d’Ennahdha ont profité de l’occasion pour dénoncer également « un manque de sérieux de la part des médias, qui a commencé à Nessma TV et qui s’est propagée jusqu’à la chaîne Nationale, financée par l’argent du peuple. »
WINEP est un think tank créé dans les années ‘80 par Martin Indyk, ancien ambassadeur américain en Israël, avec l’ambition de « favoriser des recherches crédibles sur le Moyen-Orient d’une manière réaliste et équilibrée, tout en restant favorable à Israël ». On serait bien sûr en droit de critiquer le parti pris de l’institution qui a publié l’article incriminé – mais curieusement, le bureau de Rached Ghannouchi s’en abstient, se bornant à attribuer les informations contestées à « un jeune étudiant » auteur d’un « op-ed » (tribune libre) qui n’engage en rien la responsabilité du centre d’études. Or, il s’avère que ce « jeune étudiant », un certain Aaron Zelin, est en fait un chercheur, certes jeune mais déjà chevronné, chargé de recherches non seulement à WINEP mais aussi au Centre international pour l’étude de la radicalisation et de la violence politique à King’s College (une des facultés les plus prestigieuses de l’Université de Londres), et animateur du site jihadology.net ainsi que du blog al-Wasat. Il écrit régulièrement dans des revues des plus sérieuses que nous avons déjà citées à maintes reprises ici, telles que Foreign Policy, Foreign Affairs, ou encore Think Africa Press – cette dernière ayant d’ailleurs publié son papier sur Ansar Achariâa.
Et que dit Zelin au juste, dans ce fameux article ? Plutôt que de résumer ses propos à quelques menues phrases choc, laissons-le développer son récit :
Entre fin août et début septembre 2013, j’ai eu l’occasion de rencontrer une des personnes (dont je ne divulguerai pas ici l’identité) présentes lors de la fondation d’Ansar Achariâa […] en 2006, dans une prison tunisienne.
Selon la source, lorsque Hamadi Jebali […] a été libéré en février 2006, certains islamistes plus radicaux avaient cru qu’ils allaient peut-être bientôt sortir de prison eux aussi. Aussi ont-ils commencé à planifier ce qu’allait être leur mission une fois libérés. Bien qu’ils n’aient pas encore choisi de nom pour leur groupe à l’époque, c’est à ce moment là qu’une vingtaine d’islamistes, parmi eux le futur chef d’Ansar Chariâa, Abou Iyadh al-Tounsi, ont décidé de créer une nouvelle organisation.
Leur libération a finalement pris plus de temps que prévu, et ce n’est qu’en mars 2011, après le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali, qu’ils ont été graciés et libérés. Une fois dehors, le groupe a commencé à s’organiser, à tenir des réunions chez Abou Iyadh, et à mettre en œuvre les plans sur lesquels ils avaient planché pendant les cinq années précédentes. Ansar Achariâa s’est lancé dans un travail de propagande à Tunis, à Sousse, à Sidi Bouzid, à Kairouan et à Bizerte, et a établi le contact avec le prédicateur salafiste cheikh Al-Khatib Al-Idrissi.
Aujourd’hui Al-Idrissi affiche publiquement une plus grande distance avec Ansar Achariâa, mais au début Al-Idrissi a fait la promotion de l’organisation et ses premières activités via sa page Facebook officielle, et a été vaguement affilié avec le premier porte-voix du groupe, al-Qayrawan Media Foundation. […] Ces premiers contacts avec Al-Idrissi montrent qu’Ansar Achariâa cherchait un soutien fort de la part des oulémas pour légitimer sa cause.
[ … ]
En plus de ces premiers efforts, Ansar Achariâa a également eu des rencontres et des échanges avec Ennahdha […], y compris avec son leader, Rached Ghannouchi. Selon le membre fondateur d’Ansar Achariâa qui s’est confié à moi, les relations entre les salafistes et Ennahdha remontent à l’époque où leurs membres respectifs se trouvaient en prison ensemble. Ils y ont échangé des lettres et sont restés en communication étroite, mais les deux groupes avaient peut être aussi des raisons plus cyniques pour maintenir de bonnes relations. Par exemple, Ali Larayedh aurait expliqué dans une lettre à Noureddine Gandouz, une autre figure d’Ennahdha, que les salafistes étaient bénéfiques à Ennahdha parce qu’ en comparaison avec eux le parti pouvait paraître plus modéré et plus acceptable.
Le dialogue entre les factions au sein d’Ennahdha et Ansar Achariâa s’est poursuivi après le renversement de Ben Ali et la libération des prisonniers. Mon interlocuteur affirme avoir assisté en personne à deux réunions au domicile de Ghannouchi à El-Menzah en 2011. Lors de ces réunions, Ghannouchi aurait suggéré à Abou Iyadh d’encourager les jeunes militants d’Ansar Achariâa à s’engager dans l’armée nationale afin de l’infiltrer et de persuader un deuxième groupe de jeunes militants de faire la même chose avec la Garde nationale.
Cette affirmation paraît moins surprenante si l’on garde à l’esprit la vidéo fuitée en octobre 2012 dans laquelle Ghannouchi fournit des conseils stratégiques aux salafistes. Dans une séquence en particulier, le leader d’Ennahdha les met en garde : « l’armée est entre leurs mains [c’est à dire entre les mains des laïcs -NDLR]. Nous ne pouvons pas compter sur la police ou l’armée». Il est possible Ghannouchi, ne voulant pas exposer ses propres cadres au risque, a cru avoir trouvé un moyen détourné de disposer d’éléments au sein de l’appareil de sécurité en se servant des salafistes et du zèle de leurs jeunes militants.
Les relations entre Ennahdha et Ansar Achariâa se sont par la suite envenimées, et le gouvernement nahdhaoui a fini par désigner Ansar Achariâa comme organisation terroriste le 27 août 2013.
Depuis deux ans et demi qu’Ansar Achariâa s’est fait une place sur la scène politique tunisienne, l’organisation livre une campagne sérieuse pour gagner les cœurs et les esprits du public. Mais elle est également soupçonnée d’être impliquée dans des activités clandestines plus néfastes, même si cela reste difficile à confirmer. Cependant, le membre fondateur d’Ansar Achariâa que j’ai interviewé a fourni quelques aperçus sur ces aspects de l’organisation, en insinuant qu’il a lui même quitté Ansar Achariâa à cause de « ce qui existe derrière le rideau. »
En attendant un éventuel procès, les procureurs en pantoufles feront leur propre jugement quant à l’utilisation – adéquate ou non – du conditionnel, l’identification – nécessaire ou pas – des sources, et autres points de déontologie. Pour leur part, ni WINEP ni Think Africa Press n’ont réagi publiquement aux menaces de poursuites proférées par Ghannouchi et ses proches. D’ailleurs, les médias anglo-saxons dans leur ensemble ignorent totalement l’affaire, préférant se concentrer plutôt sur d’autres actualités tunisiennes, telles que les premiers attentats-suicides, la reconduction de l’état d’urgence, ou encore les aléas du dialogue national.
Un média, cependant, a manifestement pris fait et cause pour le leader d’Ennahdha – sans pour autant commettre l’indélicatesse de mentionner explicitement les allégations contenues dans le fâcheux article du « jeune étudiant » américain. Il s’agit du site d’informations britannique Middle East Monitor, qui entre fin octobre et début novembre a publié coup sur coup au moins trois articles mettant en avant la modération et la sagesse de cheikh Rached Ghannouchi. Parmi ces articles flatteurs, le site consacre depuis le 2 novembre une place de choix sur sa page d’accueil à une traduction en langue anglaise d’un long interview de Ghannouchi avec Al-Dhamir (hebdo tunisien récemment dénoncé comme « torchon faisant partie de la presse jaune » par Sami Tahri, Secrétaire général adjoint et chargé de communication de l’ UGTT).
Middle East Monitor, dont l’objectif affiché est de « faciliter une meilleur compréhension et appréciation de la question palestinienne » en fournissant « une couverture ciblée et complète de la Palestine et de ses voisins régionaux », ne cache pas ses sympathies pour le Hamas et la mouvance des Frères musulmans en général. Le site est animé par Daud Abdallah et Ibrahim Hewitt. Ce dernier, militant islamiste et pro-palestinien, qui s’est distingué en pondant un pamphlet intitulé « What Does Islam Say ? » prônant la ségrégation des sexes, la peine de mort pour les homosexuels, l’interdiction de la plupart des formes d’expression musicale et autres joyeusetés, est un ancien musicien professionnel qui aurait brûlé ses instruments lors de sa conversion à l’Islam il y a trente ans. Le directeur du site Daud Abdallah, quant à lui, est un ancien secrétaire-général adjoint du Muslim Council of Britain (coordination des associations musulmanes en Grande Bretagne), qui a défrayé la chronique en 2009 en apposant sa signature sur la « Déclaration d’Istanbul », charte islamiste issue d’une conférence de solidarité avec le Hamas organisée à Istanbul peu après la guerre de Gaza et qui « rappelle à la oumma islamique, à ses gouvernants et à ses gouvernés, la nécessité de revenir à sa religion, d’adhérer au Livre de son Seigneur et à la Sunna de son Prophète, de travailler pour son unité, de saisir le contrôle des instruments de pouvoir qui rendront possible sa suprématie et la préservation de ses lieux saints ». A l’époque, Ed Hussein, membre repenti de Hizb Ut-Tahrir devenu militant anti-extremiste, a qualifié Daud Abdallah de « fanatique » dans les pages de The Guardian, qui a relevé que parmi les autres signataires figurait un certain cheikh Rached Ghannouchi …
Mais arrêtons un instant pour réfléchir avant de nous engager plus loin sur ce chemin, qui nous mène tout droit vers la « culpabilité par association ». Un procédé qui, sur le fond, ne prouve rien et qui, s’il exige parfois un certain effort archivistique, reste plutôt paresseux sur le plan intellectuel. Au moins aussi paresseux que de ressortir de vieux clichés aux origines incertaines afin de justifier a priori ses propos …
Et justement, d’où vient cette formule un peu fatiguée avec laquelle nous avons commencé ce billet ? Celui qui veut bien se donner la peine de creuser un peu découvrira qu’il s’agit non pas d’une citation mais d’une déformation de quelques versets du Nouveau Testament de la Bible chrétienne. Et plus précisément de versets 7:15 et 7:16 de l’Evangile selon Matthieu, qui cite le « sermon sur la montagne » de Jésus : « Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans ce sont des loups voraces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. On ne cueille pas du raisin sur des épines, ni des figues sur des chardons. » Il convient, autrement dit, de distinguer les loups des brebis non pas sur la base des amitiés qu’ils entretiennent mais plutôt sur les résultats de leurs actions. A l’heure où le dialogue national trébuche sur l’obstination de certains lors de sa toute première épreuve, ne serait-ce pas en effet un repère tout à fait pertinent ?
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)