Alors que le terrorisme bat son plein en Tunisie, on s’interroge pour comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là. Pourtant, dès le début, on a vu venir ce péril qui s’installait progressivement dans le pays sans que le gouvernement ne fasse rien pour le repousser. Retour sur l’évolution de ce phénomène depuis la Révolution.
Encore aujourd’hui, le parti au pouvoir essaie de minimiser le péril terroriste malgré les dégâts qu’il a causés jusque-là. Dans une interview sur Al Wataniya 1, le dimanche 27 novembre, Rached Ghannouchi a déclaré que le terrorisme est un phénomène mondial et que les “salafistes sont les enfants de la Tunisie comme les communistes, les libéraux et les nahdhaouis”. Une façon de les disculper, lui, qui n’a pas cessé pendant deux ans, de répéter aux Tunisiens qu’ils sont «nos enfants» et qu’ils «lui rappelle sa jeunesse». Le plus flagrant a été la déclaration de Noureddine El Bhiri, ex-ministre de la Justice, révélée par Walid Zarrouk, Secrétaire général du Syndicat des prisons : «Si vous, vous avez 50.000 policiers, nous, nous avons, 100.000 djihadistes». Une déclaration qui révélerait la proximité du gouvernement avec les djihadistes.
«La Tunisie, terre de prédication ou de djihad ?
Pour comprendre l’évolution du phénomène terroriste et son expansion depuis la Révolution, il faut remonter à février 2011 quand le gouvernement Mohamed Ghannouchi II a promulgué une loi sur l’amnistie générale, libérant opposants et ex-terroristes de Soliman. Rejoints par les Tunisiens qui combattaient dans les rangs d’Al-Qaïda en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie, au Kossovo… voilà le premier noyau d’un mouvement salafiste qui s’est constitué, baptisé «Ansar Achariâa», le nom qu’avait choisi Ben Laden pour les filiales de son organisation à l’étranger. À sa tête, un personnage au lourd passé terroriste : Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Iyadh. Ce dernier était le chef du Groupe Combattant Tunisien au sein d’Al-Qaïda en Afghanistan et fut le stratège de l’assassinat de Chah Massoud, tué par deux Tunisiens. Cet homme extrêmement dangereux a été amnistié en février après avoir été condamné à 64 ans de prison alors qu’il en avait purgé 8. Libre de nouveau, il a cherché à restructurer la mouvance salafiste et à l’organiser en un mouvement. Pour ne pas attirer les soupçons, il n’a cessé de répéter que pour lui : «la Tunisie est une terre de prédication et pas de djihad». Une phrase qu’il réutilisait à chaque fois que la mouvance faisait usage de violence à l’encontre de politiciens, de militants de la société civile, de journalistes et d’artistes. Bien qu’Ansar Achariaâ ait concentré son activité sur l’action prédicatrice et caritative, du moins en apparence, à travers l’organisation de tentes de prédication et de caravanes humanitaires, l’organisation n’est pas parvenue à cacher ses intentions violentes. En effet, très tôt la mouvance salafiste s’est distinguée par sa destitution des imams par la force, les attaques contre les maisons closes et les salles de cinéma, dont l’exemple du CinémafricArt (juin 2011) et contre Nessma TV, suite à la diffusion du film iranien Persepolis (septembre 2011). Malgré ces prémisses, dévoilant les vraies intentions du mouvement, aucune réaction n’a été enregistrée de la part du pouvoir en place. C’était encore la première phase transitoire. Et dans la foulée, se sont produits deux faits majeurs : les évènements terroristes de Rouhia (Siliana) en mai 2011, ayant abouti à la mort de deux militaires et de deux djihadistes et la tenue du premier congrès d’Ansar Achariaâ, en mai 2011 à la Soukra. Un congrès qui a vu la présence de membres du Conseil de la Choura d’Ennahdha comme Habib Ellouz et Sadok Chourou, mais aussi de l’ex-membre du CPR, Abderraouf Ayadi.
Pas de camps d’entraînement, mais des salles de sport
Avec l’avènement d’Ennahdha au pouvoir, la donne a changé pour les salafistes, puisqu’ils ont pu bénéficier d’un cadre totalement favorable pour prospérer dans l’impunité la plus totale, du moins jusqu’aux évènements de l’ambassade américaine. Le premier grand choc pour les Tunisiens, après les élections du 23 octobre, a été la découverte de l’existence d’un «émirat islamiste à Sejnène», le 4 janvier 2012, quand le journal Le Maghreb a consacré sa Une à ce sujet. Un État dans l’État où les salafistes ont pris en otage toute une population, précaire et oubliée, en cherchant à faire régner leur loi, allant jusqu’à créer des prisons pour punir les personnes qui ne respectent pas la charia. Un mois plus tard, une nouvelle confrontation entre les forces de sécurité et les terroristes a lieu à Bir Ali Ben Khelifa (Sfax) en février 2012. Bilan : deux terroristes abattus et un troisième arrêté. Bien que le péril terroriste soit devenu une réalité tangible, le pouvoir en place a continué à faire la sourde oreille. Mieux, dans une interview au journal Le Monde (mars 2012), Ali Laârayedh, ex-ministre de l’Intérieur, a cherché à minimiser le phénomène terroriste en niant l’existence de camps d’entrainement en Tunisie et en affirmant qu’il ne s’agissait que d’individus qui s’entrainaient dans des salles de sport. Une position qu’il a maintenue, pendant longtemps, malgré les révélations du journal Marianne (article publié le 23 octobre 2012) sur l’existence de deux camps d’entrainement, l’un dans le Nord, l’autre dans le Sud. Parallèlement, Ennahdha maintenait des relations fortes avec la mouvance salafiste et notamment le salafisme scientifique. À cet effet, on rappelle la vidéo de Rached Ghannouchi (diffusée en octobre 2012) où il rencontrait des leaders de cette mouvance pour leur expliquer sa stratégie de mainmise sur la Tunisie, en leur conseillant de ne pas se montrer pressés, car finalement l’objectif des deux mouvances était le même. Moncef Marzouki, le président de la République, a lui-même reçu quelques unes de ces figures au Palais de Carthage. Ces tentatives de rapprochement avec le mouvement salafiste intervenaient juste après les évènements de l’Ambassade américaine en Tunisie, le 14 septembre 2012. Cette attaque a marqué un tournant dans le traitement de l’État avec Ansar Achariâa. Sous la pression des Américains qui ont présenté aux autorités tunisiennes une liste de 700 salafistes à arrêter, le gouvernement était obligé de réagir et de procéder à l’arrestation de 500 d’entre eux dont la plupart ont été ensuite relâchés. Une telle opération a entaché les rapports entre islamistes et salafistes, surtout que certains éléments ayant entamé une grève de la faim pour protester contre leurs conditions de détention, ont péri. Le parti au pouvoir a ensuite tout fait afin de calmer le jeu et d’absorber la colère d’Ansar Achariâa. Abou Iyadh, le chef de l’organisation, a pu échapper facilement de la mosquée El Fath à Tunis, alors que le lieu était encerclé par la police.
Al-Qaïda s’installe en Tunisie
La politique du déni du danger terroriste s’est pousuivie malgré les informations qui arrivaient par l’intermédiaire des services de renseignements étrangers sur les activités des djihadistes aux frontières algériennes et libyennes, leur relation avec AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), ainsi que sur la circulation des armes. Il a fallu l’incident du 10 décembre 2012, lorsque des échanges de coups de feu ont eu lieu, à Kasserine, entre un groupe armé composé de 40 personnes et des unités de la Garde nationale pour que l’on découvre l’existence au mont Chaâmbi d’une cellule affiliée directement à Al-Qaïda. Baptisée «les milices d’Okba Ibn Nafaâ en Tunisie», cette cellule avait pour but d’en installer une antenne en Tunisie et d’appliquer la charia par le djihad et les armes. Elle n’était pas composée seulement de Tunisiens, mais aussi des Libyens et d’Algériens, entrainés à manier les armes et à fabriquer des explosifs. D’ailleurs, les forces spéciales ont pu confisquer chez les 16 individus arrêtés des pistolets, des plans, des jumelles, des uniformes militaires et des munitions.
Cette découverte aurait dû susciter une intensification des procédures sécuritaires. Loin de là, le statu quo a été maintenu.
Le choc de l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, a été déterminant pour la prise de conscience de l’opinion publique de l’ampleur du phénomène terroriste en Tunisie, puisque l’on a inauguré l’ère des assassinats politiques. Désormais, les djihadistes étaient passés à l’action en milieu urbain. L’opération a révélé qu’il s’agissait bien d’un réseau organisé, dont une partie était chargé de la logistique et l’autre de la surveillance et la troisième de l’exécution. L’enquête a montré que les 9 suspects entretenaient des relations étroites avec le groupe de Chaâmbi et que le principal exécutant, Kamel Ghadhghadhi, s’était réfugié dans la montagne. Le gouvernement refusait de reconnaître les intentions terroristes des salafistes, en continuant à les ménager, faisant la différence, dans les déclarations, entre ceux qui font usage de la violence et ceux qui ne le font pas.
Parallèlement, les découvertes des caches d’armes se multipliaient un peu partout dans le pays (Médnine, Mnihla, Cité Ettahdmen..), avec des quantités de plus en plus importantes d’armes (kalachnikovs, grenades, pistolets, RBG…) et d’explosifs fabriqués manuellement, à base d’ammonitrate et d’autres engrais chimiques, ce qui dévoilait une vraie intention de stocker ces armes, en provenance essentiellement de Libye, afin de les utiliser plus tard.
Le déclenchement des évènements de Chaâmbi le 29 avril 2013 a marqué l’entrée dans une guerre réelle contre le terrorisme. La mort de soldats et d’agents de la sécurité, dans une première phase, sans que l’on attrape aucun terroriste, a été un vrai cauchemar pour tout le pays, qui s’est senti profondément affaibli et sans aucune stratégie de lutte contre ce phénomène mondial qui s’est enraciné dans cette terre. Il a fallu du temps pour que l’armée et la Garde nationale se ressaisissent, après avoir enregistré de lourdes pertes humaines. La première victoire a été l’empêchement du 3e Congrès d’Ansar Achariâa de se tenir à Kairouan, le 19 mai.
L’intensification des arrestations qui a suivi a resserré l’étau sur les terroristes, ce qui les a poussés à augmenter, de leur côté, le nombre des opérations pour se défendre et prouver leur existence. Ce fut alors l’assassinat de Mohamed Brahmi, en juillet 2013 de la même manière que Chokri Belaïd. Le groupe ayant réalisé ce meurtre comporte des éléments ayant participé à l’assassinat précédent. Un peu plus tard, en aout 2013, c’était l’embuscade au mont Châambi causant la mort de huit soldats dont certains sauvagement égorgés.
L’intensité des actes terroristes est montée d’un cran et a davantage un caractère urbain, visant surtout les agents de sécurité. Les arrestations au sein des djihadistes ont dévoilé que ces derniers bénéficiaient de l’appui d’une partie de la population, que ce soit au niveau de l’approvisionnement ou au niveau de l’information. Et les dernières révélations après les évènements terroristes à Goubellat (Béjà) et à Sidi Ali Ben Oun (Sidi Bouzid) ont montré qu’il y avait une complicité de certains agents au sein même de la Garde nationale et du ministère de l’Intérieur.
La fuite en avant
Le pays n’arrive toujours pas à se doter d’une vraie stratégie de lutte contre le terrorisme et à bien équiper ses forces de sécurité et son armée, livrées à une guerre féroce contre des éléments qui ont reçu un entrainement solide en Libye et en Syrie et qui bénéficient d’un ravitaillement considérable en armes, venant de la frontière libyenne. Le gouvernement Lâarayedh a beau considéré Ansar Achariaâ comme «une organisation terroriste», aucune mesure judiciaire n’a été prise dans ce sens. Entre-temps, les terroristes continuent à s’activer, un peu partout dans le pays, creusant des caches d’armes et s’attaquant aux militaires et aux agents de la Garde nationale, en attendant de passer à l’étape suivante : les attaques contre la population, les explosions dans les lieux publics et les opérations kamikazes.
Hanène Zbiss