Par Faouzi Bouzaiene
Il est une question que nous avons encore le temps de nous poser : quelle constitution aurons-nous le 26 juillet 2022 ? Celle de 2014 ou celle de Sadok Belaïd ? Que le doyen nous en excuse, ici, loin de nous l’idée d’ironiser sur ce propos, mais, bon gré mal gré, il s’agit bien de sa constitution puisqu’il veille solennellement et avec engagement à sa mise en œuvre. « Le président de la République m’a demandé si j’acceptais la mission d’élaboration d’une nouvelle constitution avec les conditions existantes, j’ai répondu oui, et depuis, je me consacre à cette tâche », racontait Sadok Belaïd lundi 13 juin 2022. La Constitution de 2014 restera en vigueur si c’est le « Non » qui gagnera au référendum, sinon la nouvelle Constitution en gestation actuellement à Dar Dhiafa (Carthage) la remplacera. Mais de quoi est-il question ?
Lundi dernier, sur la chaîne publique, Sadok Belaïd a levé le voile pour la première fois sur l’esprit de la nouvelle constitution et quelques grandes orientations, répondant à toutes les questions des journalistes présents à l’émission « Al Watanya El an » soucieux d’éclairer l’opinion qui ignore encore tout de ce que sera cette constitution alors qu’ils sont appelés à s’exprimer sur sa validation ou non dans un peu plus d’un mois. Mais il aura beau essayer, l’illustre homme de droit n’y parvient pas. Trop compliqué à concevoir et à transcrire en chapitres et en articles en si peu de temps. Trois semaines pour venir à bout de tout, des discussions dans le cadre des deux commissions, des ententes sur les divergences, des « trous » qui peuvent être laissés par omission, des pièges, etc. Trois semaines, c’est trop peu, trop court, pour un démarrage à zéro, à partir d’une feuille blanche. « Je m’y suis engagé, je dois aller jusqu’au bout, je dois réussir ou réussir », se lance comme défi le sénior des constitutionnalistes qui ne prend pas de gants pour caler des journalistes « impertinents » à son goût ou pour fustiger ses détracteurs qui rivalisent en invectives à son encontre pour avoir accepté d’aider Kaïs Saïed à monter sa constitution. On retiendra tout de même des propos du coordinateur de l’instance nationale consultative sur la nouvelle République qu’un grand bloc de la nouvelle Constitution sera consacré aux volets économique et social, à la liberté d’entreprendre. « La liberté sera la règle, les restrictions l’exception », dit-il. « La vocation de l’Etat sera sociale, mais il n’y aura plus d’Etat-providence », poursuit-il. Il s’agit d’inverser la vapeur, explique-t-il.
Une sorte de revanche sur le texte de 2014 qui, lui, a été quasi exclusivement consacré au volet politique et qui a, finalement, abouti à une décennie de crises successives et à diverses versions d’un parlement de magouilles et de mascarades. « La Constitution de 2014 n’a pas été écrite pour les Tunisiens, elle était destinée à un courant aux racines plongées dans des contrées étrangères qui comptait gouverner tout le temps, jusqu’à la fin, en somme, une dictature». « Les Tunisiens ont fini par comprendre », ajoute-t-il. Ce pourquoi ils sont sourds aux manifestations de rues des uns et des autres et aux diverses actions menées par les anti-Kaïs Saïed pour leur faire peur et les pousser à se rebeller. La dernière tentative est la déclaration d’un journaliste tunisien sur la chaîne qatarie Al Jazira accusant l’armée tunisienne d’avoir informé les dirigeants de l’Ugtt de la décision de fermeture du siège de la Centrale ouvrière et de tous ses bureaux régionaux. En somme, une (prétendue) déclaration de guerre de Kaïs Saïed contre l’organisation syndicale. L’intention n’était autre que d’exploiter le climat de tension entre le gouvernement et la Centrale ouvrière qui brandissait la menace d’une grève générale dans le secteur et les entreprises publics. Un mensonge que le Secrétaire général de l’Ugtt a vite fait de débusquer et de condamner mettant en garde tous ceux, de l’intérieur et de l’étranger, qui oseraient mettre en péril la sécurité intérieure de la Tunisie. Une autre magouille de ceux qui désespèrent de déstabiliser le président controversé mais toujours de grande popularité.
Toutefois, faut-il le rappeler, les étincelles viennent de toutes parts, y compris de Kaïs Saïed et de son camp. Le bras de fer Kaïs Saïed-magistrats, qui est à sa deuxième semaine de grève, inhérent au limogeage de 57 juges, est l’une des plus graves crises qu’ait connues la Tunisie. Pourtant, il suffisait que le CSM provisoire traite les dossiers disciplinaires dans la plus grande discrétion et dans des délais raisonnables, surtout que le président de la République n‘a eu de cesse d’appeler les juges à assainir eux-mêmes leur secteur.
Et il y a la question de la religion que Sadok Belaïd ravive en prônant une Constitution dépourvue du mot « islam » pour, selon lui, barrer la route à l’islam politique et à Ennahdha qui l’a utilisé comme appât électoral dès 2011. Audacieux Belaïd et peu regardant sur les conséquences possibles sur le référendum si le projet de constitution proposé au vote le 25 juillet 2022 portait les stigmates d’une société libertaire sans référence religieuse, pour la première fois de l’histoire de la Tunisie!
Le tollé quasi général et la tension qui a monté d’un cran au sein de la commission de la constitution sont un avant-goût de ce à quoi il faudra s’attendre le 25 juillet prochain. Le problème identitaire qui a été résolu avec force consensus en 2013 pour éviter « la fitna », les Tunisiens s’en passeraient volontiers aujourd’hui. Par ailleurs, dans le cas où l’Etat civil ne s’occuperait pas de religion, Belaïd n’explique pas à qui reviendra la charge et la mission de gérer les mosquées. Dans le cas où elles seraient cédées à des particuliers, il faudra alors s’attendre au retour des mosquées casernes et des guerres des mosquées, comme on l’a vu dans les années de la Troïka (2011-2013).
Le danger est bien réel et tous les partis politiques et nombre de personnalités comme Youssef Seddik se sont opposés à la suppression du mot islam du chapitre premier de la Constitution, y compris des proches de Kaïs Saïed. Pourtant, le sentiment est général qu’il est désormais impératif d’éloigner la religion de la politique. Pour Youssef Seddik, il faut changer la formulation de l’article premier de la Constitution pour indiquer que « la Tunisie est une république et sa gouvernance est civile », insistant sur le fait que la Constitution doit aussi porter le principe de l’égalité totale entre l’homme et la femme et interdire la peine de mort. Des idées qui peuvent être entendues et discutées à Dar Dhiafa.
Le dialogue peut être en effet enrichi de l’extérieur sans avoir à siéger dans la commission et le référendum peut être utilisé pour faire tomber démocratiquement la constitution de Belaïd et de Saïed. C’est mieux que de faire du pied à l’Armée et jouer avec le feu. Le 20 juin courant sera remise la copie de Belaïd à Saïed et le compte à rebours commencera.