L'inféodation du champ politique à l’objectif du Califat, dans l’immédiat pour Abou Iyadh, et à plus long terme selon Ghannouchi, est au principe de la crise économique et de la débâcle sécuritaire depuis l’accès d’Ennahdha au sommet de l’État. Mais outre ce premier constat, une seconde orientation de recherche demeure à examiner.
Elle dirige l’investigation vers la mise en relation du niveau politique avec les autres secteurs du vivre ensemble parmi lesquels figurent la structure économique et les dispositions subjectives plus ou moins héritées de l’ancienne société.
Cette vue d’ensemble et ce genre de surplomb aident à cheminer vers une ultime conclusion : à l’origine des LPR était big borther.
L’inquisition politico-religieuse plonge ses racines dans les profondeurs anthropologiques du passé à l’instant même où elle taraude l’actualité.
Lampedusa
Voici quelques décennies, aucune embarcation ne chavirait entre Lampedusa et la Tunisie avec un surpoids de migrants voués à la ripaille des poissons.
Devenu aujourd’hui périodique, ce drame de l’Afrique nourrit, sans cesse, une lugubre chronique.
Si Victor Hugo m’était conté aussitôt revendraient ces deux mots :
« Combien ont disparu, dure et triste fortune »
« Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune »
Parmi les jeunes, les enfants des franges populaires les moins favorisées associent trois préoccupations. La recherche de l’emploi introuvable motive le désir d’évasion et favorise l’échappée à un contrôle insupportable. Une institution de micro-crédits nommée Enda me confia une étude appliquée aux préoccupations de la population installée à Hay Ettadhamen et lors de laquelle apparurent ces trois thèmes complémentaires.
Cet espace habité fut un ancien henchir jusqu’aux années quatre vingt. Puis des lotisseurs clandestins le revendent, par bribes, aux ouvriers-bâtisseurs des quartiers huppés. Ces travailleurs épargnent, entament la construction, hâtive, d’une habitation, sans plan, ni autorisation municipale, avant de ramener du pays épouse, enfants, volaille et parents. Ainsi poussait, tel un champignon après une pluie, la troisième plus dense agglomération communale du pays. A la différence de la cité romaine, l’anarchie tient compagnie à cette urbanisation contemporaine. Ces flux migratoires proviennent des plaines céréalières du nord déployées autour de Bizerte, Menzel Bourguiba, Mateur, Béjà, Bousalem et Jendouba. Lors des interviews, trois classes d’âge consultées formulent des aspirations différenciées. Les plus de cinquante ans, tous venus d’ailleurs, narrent et ressassent avec nostalgie le bien être de l’ancienne vie champêtre. Les trentenaires focalisent leurs émois sur la question de l’emploi.
Chez les dix huit-vingt ans le goût de l’existence a partie liée avec trois paquets de sens : le désir de vivre l’instant présent bute sur la prohibition et ce carcan maximalise la propension à l’évasion.
Carpe diem
Attrait de la bande, sexe, alcool, tabac, zatla et vol agrémentent la tendance à la jouissance. Le passage à l’acte colmate la béance ouverte par le manque de reconnaissance et donne un sens à une vie hantée par le spectre de l’insignifiance.
« Pourquoi le vol ? «
« Pour imposer mon être-au-monde »
répond le garçon
« Pourquoi la bande ? »
A pareille interrogation les jeunes-filles répondent par des variations autour du même thème ainsi explicité : « C’est pour fuir la surveillance. Le père et la mère ne l’exercent qu’à la maison. Mais le frère sort dehors et peut me suivre partout. Ses copains espionnent et le renseignent. Au moindre soupçon, il me frappe sans ménagement et mon père lui donne raison. Il me tord le bras, me tire les cheveux et crie qu’il va casser la figure de celui qui m’a parlé dans la rue. Pour lire le message, il m’arrache le portable. Le seul moyen de vivre est de renoncer à vivre. J’étouffe. On ne sait pas combien c’est la guigne pour les filles. Certaines finissent par évoquer le suicide.
LPR et Big Brother
Mais nous ne pouvons pas trop lui en vouloir. Un frère demeure un frère et sans la bénédiction des parents, il n’y a rien de bon face à Dieu plus tard. L’excès de cette violence cachée surprend l’enquêteur sensé ne pas l’ignorer. Signe de gaité, le maquillage occulte bien des ravages et le dragueur seul excelle dans l’art de ne pas regarder plus loin que le bout de son nez.
Une hypothèse envahit soudain l’esprit : A l’origine des LPR était Big Brother. Les bâtons de l’inquisition organisée ne tombent guère du ciel étoilé. La furie politico-religieuse plonge ses racines dans les dispositions subjectives de l’ancienne société. Mais pourquoi tant de sévérité dans le contrôle de la sexualité ?
L’énonciation où la jeune fille associe la bénédiction divine à l’obéissance aux parents dirige l’investigation dans la bonne direction. Elle fuse d’un lieu où la parenté confortée par la morale communautaire et la religion fondent la structure sociale. Avec l’imbrication des rapports de production dans les relations de parenté, contrôler ceux-ci revient à surveiller celles-là.
Dès lors, la transition vers le type de formations sociales basées sur la technique, l’économie et la science rend anachronique la surveillance de la sexualité maintenant détachée de son ancienne fonctionnalité. Bêtes noires des LPR, l’amour libre, le bar et le bal émargent désormais au registre du banal dans les sociétés occidentales. En Tunisie, où sévit la transition bloquée par les rapports internationaux d’inégalité, maints agents sociaux ne savent plus sur quel pied danser, celui de Néjib Chebbi ou celui de Ghannouchi. Le cheikh accuse mais le « parti de la France » n’a rien à voir avec la France.
Self service
La transformation dont il est question relève d’un procès planétarisé où figurent tous les pays dominants et dominés depuis l’Afghanistan, où continue le difficile combat des filles pour leur scolarisation, jusqu’aux États Unis. L’idéologie nahdhaouie répercute l’antique background sociétal et là réside la raison de son ascension favorisée par la géostratégie américaine. Sans relation avec la dynamique interne, le cheval de Troie n’entre pas. En ce domaine des sciences humaines, rien n’est plus complexe que les multiples déterminations toujours enchevêtrées dans l’ample transformation. Dès lors, les usages du mot peuple découvrent leurs divers effets de sens. Parmi ce fouillis, Abou Iyadh choisit de mettre à profit ce que Bourguiba cherche à jeter aux orties. Et il ne revient pas au même d’opter pour la part maudite ou par la part bénite. L’usage nahdhaoui du peuple assassine Chokry Belaïd sous sa fenêtre. Cité Ettadhamen, tête de pont rural enfoncé dans la cité cultive un conservatisme rigoriste propice à l’islamiste et moins prégnant parmi les îlots émancipés de la population. Dans ce « ni ville ni campagne », les belles jeunes filles portent le jean libérateur et leur Big Brother enquête pour connaître le nom et l’adresse de l’éventuel coupable de leur avoir envoyé un message suspect.
Ici la police des mœurs n’a besoin d’aucun policier. Les sévices de Big Brother assurent le self-service.
KH. Z.