Révision du décret-loi 54 : Abrogation ou amendement ?

Your browser does not support the audio element.

Principale cible, l’article 24. Pour les opposants au décret-loi 54, et ils sont nombreux, il est urgent, au moins, d’amender le décret-loi 54, au mieux de l’annuler. Avec le temps, il est communément admis que ce texte juridique a fait plus de tort que de bienfaits et une bonne partie de l’opinion attend l’issue de l’initiative parlementaire en cours d’examen à l’ARP consacrée à sa révision. Quant à l’abrogation du décret 54, le souhait des défenseurs les plus radicaux de la liberté d’expression, elle demeure, toutefois, improbable.

 Promulgué à un moment où les victimes des fake news et des diffamations colportées sur les réseaux sociaux et dans les médias se comptaient par dizaines, parmi les personnalités publiques, de hauts fonctionnaires et des citoyens ordinaires, le décret-loi 54 a été une revendication émanant d’un bon nombre de Tunisiens et n’était pas qu’une décision unilatérale du pouvoir exécutif, en l’occurrence du président Kaïs Saïed.  Sauf que l’application de ce décret a vite tourné au cauchemar, des journalistes, des chroniqueurs et des militants politiques de l’opposition se sont trouvés condamnés à de lourdes peines de prison pour s’être « librement exprimés » (critiques envers le pouvoir en place ou à propos de la situation en Tunisie) sur les plateaux télé, les ondes radios et les réseaux sociaux, emprisonnés avec d’authentiques diffamateurs et des admins de pages sponsorisées créées pour semer le doute au sein de l’opinion publique et déstabiliser la sécurité nationale. Les premières interpellations n’ont pas eu d’impact remarquable sur l’opinion publique mais au fur et à mesure des nombreuses arrestations suivantes, parfois paraissant arbitraires, l’opinion a pris conscience de la dangerosité de la situation et celle du décret-loi 54 quand il est utilisé, selon des experts dans le domaine juridique, sans garde-fous et sans définition juridique précise des crimes et des infractions commis sur les systèmes d’information et de communication. La situation a atteint un niveau d’inquiétude tel que le besoin de réviser le décret-loi 54 s’est accru auprès d’un pan de la société tunisienne touchée par les effets pervers, sociaux et économiques, des peines d’emprisonnement prononcées contre des professions censées être à l’abri de tels amalgames, telles que les journalistes et les militants politiques.

Harmonisation avec la Convention de Budapest
L’initiative relative à la révision du décret-loi 54 viendra de l’Assemblée des représentants du peuple dont la commission de la législation générale a entamé, ce mois de juillet, l’examen d’une proposition d’amendement dudit décret déposée par une soixantaine de députés. Cette tentative n’est pas la première du genre, d’autres l’ont précédée, impliquant une partie de la société civile dont le Syndicat national des journalistes tunisiens mais elles n’ont pas connu de suite. Cette fois, l’argumentaire des auteurs de la nouvelle initiative législative est consistant, il met en exergue avec plus de clairvoyance les dérives supposées du décret 54 au niveau de ses applications. Tout en soulignant le fait que l’adoption du décret-loi 54 était dictée par un contexte politique et historique particulier et historique, l’exposé des motifs indique que son utilisation avait « porté atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution de 2022 et au respect du principe de proportionnalité entre les restrictions et leurs justifications ». Principe de proportionnalité mentionné dans la législation internationale en vigueur. Dans un communiqué de l’ARP, les parlementaires auteurs de la proposition de révision du texte législatif insistent sur la nécessité de modifier certaines dispositions (articles) du texte en raison des difficultés rencontrées dans leur application, notamment des contradictions avec d’autres textes juridiques nationaux en vigueur. Cette proposition d’amendement vise par ailleurs à aligner le décret-loi 54 sur la Constitution de juillet 2022 et sur les engagements internationaux de la Tunisie, notamment la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, ratifiée par la Tunisie en 2024. La commission de la législation générale s’apprête à auditionner toutes les parties concernées et intervenant dans ce domaine avant son examen article par article.
Entrée en vigueur le 1er juillet 2004, ratifiée par 80 pays jusqu’en juin 2025 dont les Etats-Unis d’Amérique, le Canada, le Japon, l’Australie, la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité (convention de Budapest) est le premier traité international sur les crimes informatiques et les crimes commis dans et par le biais d’Internet, y compris la pornographie infantile, l’atteinte au droit d’auteur et le discours de haine (Wikipédia), auxquels sera ajouté  le terrorisme. Cette convention, issue d’une initiative mondiale sur la question, est considérée comme la norme internationale dans ce domaine pouvant servir de ligne directrice à tout pays désireux d’élaborer une législation en matière de lutte contre la cybercriminalité ; elle sert également de cadre à la coopération internationale en la matière entre ses 72 Etats parties. La cybercriminalité est définie comme étant l’ensemble des infractions liées à l’utilisation des nouvelles technologies. La ratification de la Convention de Budapest permet également aux Etats parties de partager leur expérience, d’échanger des informations et des preuves électroniques afin de faciliter les enquêtes policières.
La Tunisie est le 70e pays signataire et adhérent à la Convention internationale sur la cybercriminalité. Avec cette adhésion, officialisée le 8 mars 2024, la Tunisie s’engage à contribuer aux efforts internationaux dans la lutte contre la cybercriminalité et à assurer une protection des droits des personnes et des victimes de la cybercriminalité. A l’échelle nationale, la Tunisie s’y est prise plus tôt en décidant la promulgation du décret-loi 54 du 13 septembre 2022 chargé de mettre en place un cadre juridique pour lutter contre les infractions liées aux systèmes d’information et de communication. Ce texte a été adopté au moment où la Tunisie connaissait une période de grandes tensions et de profondes divisions à la suite du coup de force du 25 juillet 2021.

Article 24 du décret-loi 54
Si le principe fondamental du décret-loi 54 doit être salué face au développement inquiétant des réseaux sociaux et de l’Intelligence artificielle, il n’en demeure pas moins que les craintes sont légitimes en ce qui concerne le recul des libertés, le retour de l’autocensure et la criminalisation de la liberté d’expression et de l’opinion politique opposante. L’article 24 du décret controversé est le principal accusé, il préconise jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et une amende de 50 mille dinars en cas de diffusion d’informations « jugées fausses ».  L’article 24 dit : «Est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population ». Selon le 3e alinéa du même article, « les peines sont doublées si les propos visent un agent public ou assimilé ». Ce qui est reproché à cet article sur lequel se serait basée la majorité des condamnations est sa formulation très générale qui ouvre la voie aux interprétations et qui permet de criminaliser une intention sans besoin de preuve sur l’acte. Ce qui a instauré un climat ambiant de répression judiciaire et de peur dans les rédactions désormais soustraites à l’autocensure tandis que la profession ne cesse, depuis 2021, de réclamer l’application des mécanismes de régulation qui lui sont propres, à savoir les décrets-lois 115 et 116. Cet article 24 est particulièrement visé par les critiques qui appellent à sa suppression. Ce qui explique que la nouvelle initiative législative entend également harmoniser le décret-loi 54 avec la Constitution de 2022 qui, dans son article 55, dispose que « toute restriction à une liberté doit être nécessaire, proportionnée et ne pas porter atteinte à l’essence du droit ». Disposition réitérée dans le décret-loi 115 de 2011 relatif à la liberté de la presse en Tunisie où il est mentionné dans son article premier : « Aucune restriction ne peut être imposée, sauf à répondre à un objectif légitime, de manière nécessaire et proportionnée, sans porter atteinte au cœur du droit ».
Le vœu des élites tunisiennes, des condamnés de la parole libre et de leurs proches, ainsi que celui de tous les Tunisiens qui craignent désormais pour leur liberté de parole acquise au prix d’une révolution contre un régime autoritaire, est l’abrogation de cet article 24 si ce n’est celle du décret 54 tout entier et son remplacement par un autre texte juridique qui protège autant les droits des citoyens contre les attaques malveillantes, les diffamations, les atteintes à leur intégrité morale, la désinformation, et leur liberté de parole et de pensée. Un nouveau texte qui, par ailleurs, harmonise les choix et orientations nationaux de la Tunisie avec ses engagements internationaux.

Related posts

Sonia Dahmani devant la justice pour trois affaires distinctes

Fin de mission pour l’ambassadrice Hanen Tajouri Bessassi à Washington

Prévention des pandémies : l’OMS remet une distinction à Kaïs Saïed