Où sont passés les Qataris ? Autrefois omniprésents, le petit Émirat se fait discret depuis la passation de pouvoirs – soigneusement orchestrée une fois n’est pas coutume – entre père et fils au mois de juin dernier. Certains médias anglo-saxons cherchent à comprendre ce qui s’est passé. A commencer par l’hebdomadaire britannique The Economist :
Depuis que l’émir du Qatar, Cheikh Hamad ben Khalifa Al-Thani a abdiqué en faveur de son fils Tamim, un nouveau climat s’est installé à Doha, la capitale. Bien que la continuité demeure le maître mot, des expressions comme “rééquilibrage”, “discipline” et même “besoin de centralisation” se sont glissés dans le vocabulaire politique, marquant un changement de priorités aussi bien au Qatar qu’à l’étranger.
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Le plus grand changement survenu depuis son arrivée au pouvoir est l’éviction de son puissant cousin, Hamad ben Jassem Al-Thani, qui exerçait les fonctions de ministre des Affaires étrangères depuis 1992 et les cumulait avec celles de Premier ministre depuis 2007. HBJ, comme on le surnomme, était devenu la figure la plus importante du gouvernement après l’émir. De surcroît, les intérêts de ses propres affaires étaient devenus inextricablement mêlés à ceux de l’État.
[…]Le nouveau Premier ministre, Abdallah ben Nasser Al-Thani, est un militaire moins flamboyant que son prédécesseur. En cumulant ses nouvelles fonctions avec celles de ministre de l’Intérieur, qu’il exerçait déjà, il donnera une priorité accrue aux affaires intérieures.
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Au Qatar, la question de la démocratie est pratiquement passée sous silence. L’Assemblée nationale étant dépourvue de
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Dans son premier grand discours à la nation, l’émir Tamim a insisté sur la nécessité de boucher les nids-de-poule et d’améliorer le réseau d’assainissement, mais il a fait l’impasse totale sur la politique étrangère.
Pourtant, la politique étrangère sera la mission la plus délicate de Tamim. Le Qatar a longtemps été l’opposant le plus vigoureux au régime syrien de Bachar El-Assad, et […] la Syrie demeure le dossier prioritaire du Qatar en matière de politique étrangère. La famille Al-Thani est consternée par la décision du gouvernement américain de ne pas bombarder les installations militaires syriennes en réaction à l’attaque chimique du mois d’août. Une opinion très répandue chez les Qataris, y compris chez les conseillers du gouvernement, est que les Américains se contentent, sur l’ordre d’Israël, de “laisser saigner la Syrie” pour être sûrs qu’elle demeure impuissante ?
Les Qataris ont également fait marche arrière dans d’autres pays arabes, à commencer par l’Égypte, où ils étaient de fervents partisans des Frères musulmans et de Mohamed Morsi, dont le gouvernement a été renversé par un coup d’État militaire en juillet dernier. Le Qatar dit aujourd’hui “soutenir le peuple égyptien” et non un parti précis. […]
La volonté du Qatar de servir d’intermédiaire dans les conflits régionaux, aussi bien au Tchad et au Darfour qu’en Érythrée, en Palestine et même à Chypre, risque de décliner. Et la crédibilité d’Al-Jazira, la chaîne satellitaire du Qatar, qui était le plus ardent avocat des révolutions arabes, est entamée.
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Tamim […] sait qu’il va avoir du mal à maintenir la petite péninsule au premier rang du monde arabe.
Chef de bureau du Washington Post au Caire, Abigail Hauslohner se penche, elle aussi, sur le mystère de l’émirat qui disparaît :
Cela faisait des années que le Qatar nourrissait de grandes ambitions.
Ce micro-État du Golfe Persique, immensément riche en gaz bien que légèrement plus petit que le Connecticut, a voulu accueillir les rencontres sportives internationales les plus prestigieuses, construire un réseau d’universités et de musées de premier rang, et en même temps impulser et manipuler le cours des événements politiques dans sa région en remodelant le monde arabe à son goût .
À l’heure actuelle, cette dernière priorité ne se porte pas si bien.
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Qatar prend même une raclée. Après les révoltes du Printemps arabe, qui avaient ouvert la voie à des gouvernements islamistes en Égypte et en Tunisie et encouragé les nouveaux acteurs politiques à travers la région, voici venue l’heure de la réaffirmation du pouvoir des anciens poids lourds régionaux.
En Égypte, un coup d’État militaire a renversé les Frères musulmans, les alliés du Qatar, et les nouveaux dirigeants militaires ont trouvé des financements et un soutien sans faille chez les concurrents régionaux du Qatar que sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
L’Arabie saoudite a également publiquement pris les devants en ce qui concerne le soutien des pays du Golfe aux rebelles syriens – une cause que le Qatar a été le premier à défendre – ce dernier ayant contrarié les alliés occidentaux et arabes en envoyant de l’aide aux islamistes radicaux.
En Tunisie, l’opposition libérale traîte le gouvernement islamiste de laquais des Qataris. En Libye, le Qatar est accusé de soutenir des milices islamistes au détriment de l’unité nationale.
Même l’organisation de la Coupe du Monde de football de 2022 – l’ultime validation internationale pour le Qatar – est soumise depuis quelques semaines aux regards les plus critiques, après que le journal britannique The Guardian avait exposé les conditions de travail scandaleuses pour la main-d’œuvre immigrée au Qatar.
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Mais pour certains analystes étrangers, les intentions de Doha n’ont jamais été aussi néfastes que prétendent ses détracteurs. Les orientations du Qatar n’ont pas été le reflet d’une préférence sincère et ancrée pour les islamistes, ni même d’un plan particulièrement élaboré, disent-ils. Au contraire, elles découlaient le plus souvent du désir – audacieux certes, mais parfois irréfléchi – d’une poignée d’hommes très puissants de faire des amis et influencer le cours des événements.
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Situé au 19e étage d’une tour à Doha, le bureau de Hamad al-Ibrahim, responsable de la planification et des initiatives stratégiques à la Qatar Foundation, dispose d’une vue qui témoigne de l’ambition du petit émirat. La ville toute entière est un énorme chantier – un paysage de gratte-ciel de verre miroitantes, de béton et d’acier fraîchement empilés, rythmé par des grues jaunes par centaines et grouillant d’ouvriers venus d’Asie du Sud.
« Je pense que le Qatar était devenu maître de l’art de saisir les opportunités dans une région qui en regorge de potentialités, dit Ibrahim. [ … ] Nous avons soutenu des États islamiques en Égypte et en Tunisie parce que nous croyions qu’ils avaient une meilleure chance de diriger le pays. Et devinez quoi? Ils ont gagné. Au Qatar, quand on parie, on fait en sorte de miser sur les bonnes personnes. »
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Le problème, bien sûr, c’est que le Qatar est allé un peu trop loin sur sa lancée. « Je pense que chaque jour, ils voulaient un nouveau défi, dit Ibrahim. Mais on ne peut pas faire trop de choses à la fois. »
Ainsi, tout ne serait que méprise. Il ne fallait voir aucune malveillance, aucun dessin machiavélique dans l’ingérence flagrante des émirs du Golfe dans le destin de peuples qui ne leur avaient pourtant rien demandé. Non, ils ne seraient finalement que des mal-compris, des joueurs compulsifs qui ne cherchaient qu’à se faire aimer. Et tout, ce serait bien passé, s’il n’y avait pas eu le pari de trop … Ben voyons. Curieux tout de même que personne ne songe à poser la question : entre le foot et les chevaux, ils n’auraient pas pu se contenter des paris sportifs ? Gageons que certains pays s’en porteraient bien mieux aujourd’hui.
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)