Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Et voilà, ce qui devait arriver, est arrivé : le Qatar, dont la diplomatie d’influence excelle depuis quelque temps dans l’art de s’aliéner ses amis, a réussi à se fâcher avec la Grèce. Et pourtant, leur flirt avait commencé le plus simplement du monde, par une histoire de sous. International Business Times plante le décor :
C’était un échange culturel qui devait permettre à la Grèce surendettée de courtiser les investisseurs du richissime émirat du Golfe […]. En janvier, le Premier ministre grec Antonis Samaras avait annoncé que le Qatar allait investir jusqu’à 1 milliard d’euros dans un fonds commun avec Athènes. Peu de temps après, l’émir du Qatar, le cheikh Hamad bin Khalifa Al Thani, avait acheté six îles dans la mer Ionienne pour ses trois épouses et 24 enfants. Puis, en mars, le ministre délégué de la Culture, Costas Tzavaras, s’est rendu à Doha pour une visite qui devait servir à consolider la relation bilatérale, pendant laquelle il a inspecté l’exposition d’antiquités grecques intitulée « Les Jeux Olympiques – Passé et Présent », qui n’avait pas encore ouvert ses portes au public. Et c’est là que les choses se sont gâtées.
Peter Aspden, critique culturel du FT Weekend, raconte la suite :
Comme guerre culturelle, on a rarement fait plus fort en potentiel comique. Depuis fin mars, une exposition à Doha rend hommage à la plus ancienne rencontre sportive au monde. « Sautez dans une expérience olympique ! » proclame un de ses slogans promotionnels ; un autre nous invite à « découvrir l’esprit des Jeux de l’Antiquité ». Tout cela est bien beau. Mais il faut faire attention où on saute. Et ne jamais mettre la barre trop haut …
Il semblerait que deux statues d’athlètes masculins nus figuraient parmi la collection d’œuvres prêtées par la Grèce […]. Ce qui en principe n’a rien d’étonnant, car la nudité était vénérée dans la Grèce antique, [où] les athlètes participaient nus aux Jeux. Mais les organisateurs de l’exposition de Doha ont […] décidé que les statues n’étaient pas présentables dans leur état d’origine. Ce qui s’est passé par la suite reste un peu flou, mais selon des informations parues dans la presse grecque, une solution de compromis aurait été proposée qui consistait à couvrir les [parties génitales des] statues d’un bout de tissu noir. […]
Et c’est là que Costas Tsavaras, vice-ministre de la Culture grec, fait son entrée […]. En visitant l’exposition, il aurait trouvé les statues derrière un écran. […] Un ultimatum a été lancé, et refusé. Tsavaras a donc donné l’ordre pour que les statues soient rapatriées. Le reste de l’exposition, dont une statue de Niké aux seins partiellement nus demeurée en l’état, se poursuit jusqu’à la fin juin.
[…]
Au-delà de son potentiel comme intrigue pour un opéra bouffe moderne, j’ai bien aimé cette histoire pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle montre que le monde antique a encore le pouvoir de déranger. […] La vie des Grecs de l’Antiquité était faite de démons, de carnage, de pornographie et d’actes de vengeance horribles, autant que de la simple glorification du corps humain. Le fait que cet héritage hante encore notre imaginaire témoigne de sa puissance.
J’ai aussi admiré la réaction de Tsavaras, que je me plais à imaginer explosive, mais qui était plus probablement enrobée de subtilités diplomatiques. Il exigeait simplement que l’on traite ces œuvres antiques avec le respect qui leur est dû, rien de plus. C’est ce que mérite n’importe quelle œuvre d’art, qu’elle soit d’inspiration mythologique, religieuse ou autre. Voiles et rideaux n’ont pas leur place dans un musée moderne. […] Un musée qui ne choque jamais manque à son devoir.
[…] Aucune compréhension de la culture grecque antique et de son invention de la compétition sportive n’est possible sans reconnaissance de son culte du corps humain. On ne peut concevoir d’exposition sérieuse sur les Jeux olympiques antiques sans aborder le thème de la nudité.
[…] Quelles que soient ses dérives contemporaines, la compétition sportive était autrefois conçue comme une célébration de la pureté. Ses origines innocentes doivent être respectées. Ce sont les tenues Lycra et autres cache-sexe qu’il convient peut être de blâmer.
Toutefois, relève The Guardian :
L’affaire est entourée d’un certain mystère. L’exposition – qui avait déjà été montée à Berlin – propose plus de 700 oeuvres de tous les coins de la Grèce, dont de nombreux nus. Nul ne sait pourquoi les autorités qataries s’étaient offusquées pour ces deux statues en particulier. Mais selon des responsables à Athènes, les deux jeunes athlètes qu’elles représentent […] seraient particulièrement beaux.
Le cœur du problème se résumerait donc à cela ? A un excès de beauté masculine ? L’hypothèse est, disons, séduisante. Car il semblerait que l’exposition sur les Jeux Olympiques de Doha n’est pas l’unique manifestation culturelle dans les pays du Golfe à en pâtir. Début avril, selon The Daily Telegraph :
Trois hommes ont été expulsés de force d’un festival culturel en Arabie Saoudite puis renvoyés aux Emirats Arabes Unis, au motif que les femmes étaient susceptibles de les trouver tout simplement irrésistibles.
Les membres de la délégation émiratie participaient au Festival Jenadriyah [sic] du Patrimoine et de la Culture à Riyad lorsque des agents de la police religieuse ont pris d’assaut leur stand et ont procédé à l’expulsion des trois hommes, jugés « trop beaux » […]. Un responsable du festival a indiqué que les trois Emiratis ont été escortés hors de l’enceinte, parce qu’ils étaient trop beaux et que des membres de la Commission [pour la promotion de la vertu et de la prévention du vice] craignaient que des femmes qui assistaient au festival puissent tomber sous leur charme.
Selon la rumeur qui se propage sur Internet – et que le principal intéressé a pris soin de ne pas démentir, sans pour autant la confirmer explicitement… – un des trois hommes serait un certain Omar Borkan Al Gala, natif de Dubaï qui se présente comme « photographe de mode, acteur et poète ». Sur sa page Facebook – qui a gagné 250 000 « amis » dans les 48 heures suivant la première évocation de son nom dans le contexte de l’incident de Riyad – l’on trouve de nombreuses photos de sa personne qui sont effectivement très bien faites … Accordant aux rumeurs le bénéfice du doute, Ellen E. Jones ironise dans The Independent :
Si ces photos […] répondent à la question de savoir à partir de quel seuil de beauté on devient « trop beau », elles en soulèvent d’autres. Et notamment : […] les autorités saoudiennes voudraient-elles bien également publier des photos d’hommes jugés simplement assez beau pour mériter une mise en garde verbale ? (Du genre : « Au nom de la loi, je vous somme de cesser immédiatement d’être aussi sexy »). Mais comprenez-moi bien, je ne demande pas cela pour servir mes propres fins lascives. Non, mon souci c’est que d’autres touristes masculins attirants devraient avoir la possibilité, au besoin, de se couvrir avant de se risquer à déposer une demande de visa.
Je plaisante, bien sûr. Suggérer que cet homme – ou n’importe quel homme – serait si beau que les femmes seraient incapables de se contrôler, est tout simplement ridicule. Et pourtant, si on inverse les sexes on retrouve l’expression d’une opinion très répandue en Occident, le plus souvent maquillée en « bon sens » […].
Le cas des beaux Emiratis constitue certes une inversion rafraîchissante des rôles, mais combattre la lubricité par la lubricité ne nous mènera pas bien loin. La notion que les adultes, d’un sexe comme de l’autre, ne seraient plus responsables de leur propre comportement en présence de personnes séduisantes du sexe opposé devrait être la risée de tous les tribunaux.
P.C.