Riz de la pénurie 

Au moment précis où le dernier paquet de riz disparaissait des rayons d’une grande surface, l’acquéreur coutumier du lieu demande à l’employé :
– « Y a-t-il encore du riz au magasin ? »
– « Non, tout était sur les rayons ».
Un second larron, vieux et tremblotant, rajoute sa réflexion nimbée d’irritation : « Ni semoule, ni sucre, ni rien ! C’est pire que l’année du riz. Du passé, les gamins ne savent rien, mais pour les croulants, l’expression symbolise une misère immémoriale et inouïe. Plus tard, l’une de mes informatrices me dit au téléphone : «Il n’y a plus zit il 7akim ».
Elle habite à Ezzahrouni où l’huile de l’Etat veut dire l’huile subventionnée. Les mots appliqués aux choses diffèrent entre les quartiers nantis et les hays démunis.
Un interprète serait à camper à l’interface de ces deux mondes sociaux inégaux. Sa tâche outrepasse le vocabulaire et englobe les manières d’être et de faire. Ainsi, le vécu de la pénurie charrie en lui-même, le marqueur de l’existence aisée ou malaisée. Alia Rihani me dit : « Les œufs ont disparu ici ». Je réponds : « Il y en a ici ». Elle poursuit : « Oui mais plus chers et empaquetés, je n’en veux que deux pour la ojja du soir ». Cependant, l’investigation portée sur la pénurie ne saurait donner un coup de frein, en si bon chemin et aurait à suivre maintes voies par où transite, entre autres conflits, celui d’une société bipolarisée.
Sur les hauteurs de l’Etat, l’accusation assénée par le Carthaginois, incrimine le parti pris nahdhaoui.
Les affameurs du peuple, maîtres-chanteurs associés aux spéculateurs, cherchent à miner l’Etat par l’entremise de la misère populaire. Ghannouchi parie sur l’exacerbation de la crise et le ressentiment de la population pour aboutir à la révolte fatale contre l’adversaire principal.
Hélas, les sondages, impénitents, continuent à confirmer la haute voltige de l’ennemi juré.
Les discours des curés imputent la pénurie et la pandémie à l’échec patent du gouvernement désigné par le « dictateur », sans autre forme de procès.
Toutefois, campées de fraîche date, les autorités renvoient la balle et lient la pénurie à la catastrophique décennie nahdhaouie. Dès lors, bien malin qui établirait où commence la politique et où finit l’économie.
Conscient des interférences à l’œuvre au sein du phénomène social total, Marx, tout au long des 2500 pages de son ouvrage titré « Das Kapital » pense en termes d’économie politique. Pour cette raison, économistes, philosophes et sociologues à juste titre, le revendiquent.
Parmi les cogitations suggérées par ce père spirituel du communisme, figure la critique afférente à une manie récurrente. Médias et spécialistes en tout genre ne cessent d’ânonner l’expression « économique et social ». Or, l’économique n’est guère un secteur juxtaposé au « social », il en fait partie. L’erreur conceptuelle provient du sens donné à tort au terme « social ». Pour les censés savoir sans rien savoir, le social, c’est la misère. Ainsi, le ministère des Affaires sociales aurait, en ces temps de pénurie, à s’occuper des plus touchés par la disparition de l’huile subventionnée, du pain raréfié ou des œufs envolés. Le social n’est ni les handicapés, ni les déshérités, ni les gamins violés, ni les femmes rurales.
Le social signifie une réalité globale objet d’un savoir précis, dénommé sociologie. Dans ces conditions théoriques et pratiques, le sociologue n’est guère l’expert de la misère, il étudie les peu atteints et les plus traumatisés par la pénurie. Marx écrivait : « Sans un système philosophique, on ne peut venir à bout de rien ». Autrement dit, sans concepts clairs et précis, mais avec des notions biscornues, tel cet usage bancal du mot « social », même Pelé enverrait hors jeu sa balle.

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