Parler de l’individu tunisien et des défis qu’il rencontre en ces temps de désordre, de conspirationnisme et de désarroi, c’est soulever d’emblée une multitude de questions, surtout que nous avons une idée très floue, très paradoxale de notre propre identité. Elle est singulière mais élastique. Le fruit du mélange avec plusieurs autres identités depuis les Phéniciens.
Notre ambition n’est pas d’exposer les ambiguïtés de ce «Tunisien», la force des émotions contradictoires qui le traversent, bien que le fait d’aborder un petit coin de cette question risque de faire grincer quelques dents. Ce qu’on veut, c’est comprendre la profondeur de champ de sa «singularité» et éclairer sa portée en esquissant sa généalogie. Mais écrire le réel d’un vrai et authentique «Tunisien» ne consiste pas à «promener un miroir le long d’un chemin», pour reprendre la très précise expression de Stendhal, à savoir décrire fidèlement les gens. Ni même s’inspirer de faits vécus parce que «la vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple», écrivait Oscar Wilde. Mais cela n’empêche que pour arriver à la vérité, il faut remonter le chemin de cette vérité.
Soyons sérieux et référons-nous plutôt à ce que disait Bourguiba : «D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens». Fallait-il le rappeler en ce moment précis ? Peut-on écrire sur ce sujet avec conviction, loin du style souvent compassionnel qui prévaut dans certains cercles intellectuels, sans que nos analyses tombent dans le labyrinthe de l’incompréhension ? Absolument, puisque c’est un exercice à la fois instructif, passionnant et, d’une certaine manière, réconfortant.
Il faut reconnaître, tout d’abord, que le «Tunisien» est un cas emblématique de convergence des extrêmes. Savoir ce qui se passe dans sa tête demeure une interrogation vertigineuse, probablement sans fin. Il rit, s’amuse, se révolte, se prête à des jeux de posture, porte plusieurs masques à la fois, adore donner des leçons dans tous les domaines en levant un index vertueux, il voit la paille qui est dans l’œil de son voisin mais n’aperçoit pas la poutre qui est dans le sien, traquant ainsi l’abjection jusqu’au ridicule. Il prétend sans vergogne tenir une place sur les hauteurs de grands consommateurs, même quand il ne reste plus un sou dans sa poche. C’est un désenchanté silencieux qui s’épanouit dans le gigantesque vide grenier de ses frustrations longtemps contenues et l’immense bric-à-brac de ses revendications éclectiques. Il module parfois trop mal son statut de «connaisseur averti» en prenant les vessies pour des lanternes. Ce type de «malfaçons» prospère d’ailleurs sur l’idée qu’après tout, le renard est un honorable gardien de poulailler. Traînant une pathologie obsidionale voyant des ennemis partout, il se croit posséder un «patriotimètre» pour mesurer le sentiment patriotique des autres. C’est par un tel processus de «justification morale» que sa volonté de lynchage se transforme en phénomène individuellement acceptable. Cette «justification» est d’autant plus odieuse qu’elle s’exprime dans le lâche confort de la «liberté d’expression». Il suffit de le voir fulminer pour comprendre que la provocation, la vulgarité, la mauvaise foi, les brocards, les outrages et les idées les plus sottes signent, dans son comportement, une partition d’une profondeur tragique dont l’ampleur de la haine est plus dangereuse que les affres des espoirs perdus.
Habitué à ferrailler, un pied dedans, un pied dehors, il se prend pour «un éternel révolutionnaire» contre l’infâme «dictateur» sans se plaindre de passer son temps à l’inventer.
Enfin, il ne fallait pas croire tout ce que racontait Bourguiba. En particulier lorsqu’il oubliait que le Tunisien est, depuis sa création, un phénix qui n’a jamais cessé de renaître de ses cendres. Mais un phénix à qui l’on aurait rogné les ailes.
287