Sacrée Magna Carta !

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

 

Depuis qu’Edward Snowden a levé le voile sur l’incroyable étendue de la cyber-surveillance pratiquée par la National Security Agency américaine et le GCHQ britannique, les Britanniques commencent enfin à se rendre compte que les libertés individuelles auxquelles ils sont tant attachés se rétrécissent comme une peau de chagrin. Est-ce pour cela qu’ils commencent déjà, avec deux ans d’avance, à fêter le 800e anniversaire de la Magna Carta, cette « Grande Charte » qui est devenue la première pierre de la constitution britannique ?  

Cette semaine, Daniel Hannan, député conservateur dont la circonscription comprend le champ boueux sur les bords de la Tamise entre Londres et Windsor où le fameux document fut signé par le roi Jean en 1215, officiera à une cérémonie organisée par le Freedom Association (un think-tank de la droite libertaire britannique) pour commémorer l’événement, in situ. Dans une tribune dans le Daily Telegraph, Hannan s’enflamme : 

De génération en génération, les peuples anglo-saxons ont tendance à traiter le texte comme leur Torah, leur Écriture distinctive. […]

Les quelques exemplaires datant du XIIIe siècle encore en circulation, sont pour la plupart logés dans nos cathédrales, choyés comme les reliques des saints qui en ont été retirés lors de la Réforme. Un exemplaire est exhibé au Parlement australien à Canberra, un autre est accroché à côté de la Déclaration d’Indépendance aux Archives nationales à Washington DC. Il s’agit, en somme, d’un texte fédérateur du monde anglophone.

[…]

Parmi les articles de la Charte, trois font encore partie du droit britannique : un, qui garantit la liberté de l’église, un autre, qui protège les droits traditionnels de la City de Londres et d’autres villes et bourgs, et un troisième, l’article 29, qui est le plus important. Car il jette les bases de l’État de droit tel que nous l’entendons aujourd’hui :

« Aucun homme libre ne sera saisi, ni emprisonné ni dépossédé de ses biens, déclaré hors-la-loi, exilé ou exécuté, de quelque manière que ce soit ; nous ne le condamnerons pas non plus à l’emprisonnement, sans un jugement légal de ses pairs, conforme aux lois du pays. A personne nous ne vendrons, refuserons ni retarderons les droits à la justice. » 

Rédigée en latin, la Magna Carta est un pacte du roi Jean d’Angleterre et les barons de son royaume, qui traite non seulement de justice mais de différentes questions de fiscalité et de droits féodaux. Largement favorable aux droits des barons, ce texte fut imposé au roi par une révolte des barons, excédés par la pression fiscale toujours plus grande exercée par un monarque engagé dans une longue et coûteuse guerre avec la France. En échange de sa signature, les barons renouvellent leur serment d’allégeance au trône. Mais tout n’a pas été si simple, comme l’explique Peter Aspden, chroniqueur culturel du Financial Times :

A l’époque, beaucoup veulent croire que la Grande Charte, annonce une nouvelle ère de collaboration entre le monarque et ses sujets.

L’ère en question sera de courte durée. La Grande Charte ne reste en vigueur que dix semaines à peine. Le roi n’a consenti à la ratifier que pour gagner du temps. Peu après, il en appelle à Rome pour que le Pape la déclare nulle et non avenue. A la fin de l’été [1215] ses vœux sont exaucés, par une bulle du Pape Innocent III. L’hiver suivant, l’Angleterre sombre dans la guerre civile. En 1216, Jean reprend l’offensive et remporte une victoire à l’Est de son royaume qu’il fête par une orgie de pêches et de cidre. Il meurt de la dysenterie en octobre de la même année.

[…]

La portée de la Grande Charte est aujourd’hui universelle, allant bien au-delà de sa signification d’origine. […] « Les textes de ce genre, constate Neil McGregor, directeur du British Museum, disent en réalité peu de choses. Mais ils deviennent des symboles de toutes sortes de valeurs et d’aspirations. Leur sens ne cesse d’évoluer. Ils permettent d’établir la filiation d’idées essentielles. Nous savons tous qu’en fait la Grande Charte ne concernait qu’un groupe de gens puissants et privilégiés qui cherchaient à se protéger de quelqu’un d’encore plus puissant et privilégié. Mais elle est devenue autre chose. »

Avis que partage June Osborne, doyenne de la cathédrale de Salisbury [où se trouve un des quatre originaux de la Charte] : « Personne ne va affirmer les barons anglais du début du XIIIe siècle étaient des altruistes désintéressés. Nous ne sommes pas en train de faire passer la Grande Charte pour ce qu’elle n’est pas ». Et ce qu’elle n’est assurément pas, c’est un texte démocratique. Les hommes « libres » mentionnés dans le fameux article 29 représentaient en réalité une élite dont étaient exclus la paysannerie – c’est à dire les serfs qui à l’époque, formaient la majeure partie de la population.

La Charte a été révisée en 1216, 1217 et 1225, avant d’être copiée enfin dans les archives du Parlement médiéval d’Angleterre. Mais très vite elle se pare d’une aura mystique qui s’étend bien au-delà de sa vocation d’origine, très limitée. En 1341, le Parlement commence à exiger que tous les plus hauts dignitaires du royaume prêtent serment sur elle. Au XVIIe siècle, Edward Coke, ministre de la Justice sous la dynastie des Stuarts, l’interprète comme une déclaration des libertés individuelles. […] De nos jours, il est impossible de lire la Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations Unies de 1948 sans entendre les échos de la Grande Charte de 1215. Pas mal, pour un document qui n’a été respecté que pendant dix semaines.

Pour un document si important, il fallait que les commémorations soient à la hauteur. Selon The Guardian :

La Grande Bretagne prévoit une année de célébrations en 2015 pour l’anniversaire de la Grande Charte. […] La British Library vient d’annoncer sa propre initiative pour célébrer le 800e anniversaire, qui verra les quatre originaux réunis sous un même toit pour la première fois. […] Début 2015, pendant trois jours seulement, les quatre documents seront exposés côte à côte pour des chercheurs ainsi que pour 1215 membres du public sélectionnés lors d’un concours. 

De son côté, la cathédrale de Salisbury, qui se vante de posséder « le plus beau » des quatre originaux de la Grande Charte, n’a pas attendu 2015 pour le mettre en valeur – à sa manière. En juillet, le service de presse de l’auguste institution a annoncé fièrement : 

La cathédrale de Salisbury a été choisie pour le lancement mondial de l’artwork de la pochette du dernier album de Jay Z, « Magna Carta  … Holy Grail ». L’album s’inspire des idéaux de la Magna Carta et de ses mots célèbres : « A personne nous ne vendrons, refuserons ni retarderons les droits à la justice », ainsi que de l’intime conviction de Jay Z que ces mots sont encore pertinents aujourd’hui.

[…]

Cet album traite de l’absence de règles régissant l’ensemble de nos avancées modernes. Nous avons de nouvelles technologies et de nouvelles façons de communiquer les uns avec les autres, mais nous n’avons pas de cadre pour protéger nos droits dans ce monde nouveau.

[…]

Tout comme 1215 Magna Carta est un document classique, l’image classique de la couverture de l’album représente l’idée que « la beauté se crée là où les pensées opposées sont réunies. Lorsqu’un homme et une femme s’unissent – au niveau le plus élémentaire – ils créent la vie ».

J’avoue perdre mon latin face à une telle herméneutique. Tout en conservant, dans un coin de ma tête de sceptique, le soupçon que, plutôt que pour des considérations de philosophie politique, la cathédrale de Salisbury a été choisie à cause d’un mauvais jeu de mots. La « carta » de Magna Carta étant homophone du patronyme du rappeur américain, qui avant de s’appeler Jay Z s’appelait – beaucoup plus banalement, il est vrai, Shawn Carter … 

P.C.

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