Sadok Hammami: Les politiques brassent large et usent d’un common ground

 

Par Hajer Ajroudi

Pouvez-vous décrypter pour nous les principaux axes des discours politiques des candidats ?

Une campagne réussie est celle qui sait créer des émotions. Je pense que de ce point de vue, trois leaders ont pu susciter de l’émotion chez leurs sympathisants. Il s’agit d’un concept fondamental propre aux leaders. Le citoyen n’est pas une machine rationnelle qui compare seulement les programmes, il a besoin de vibrer d’émotions, de rêver et d’être transporté. Trois candidats ont été jusqu’ici capables de cela : Hamma Hammami, Beji Caid Essebsi et Moncef Marzouki. Je cite la scène de Hamma Hammami embarrassant le front de son épouse, c’était très émouvant et significatif, de Béji Caïd Essebsi devant le mausolée de Bourguiba ou encore de cette jeune fille qui offre à Marzouki un burnous à Gafsa.

Je voudrais aussi insister sur le fait qu’une campagne électorale n’est pas un fleuve tranquille et que les politiques s’adaptent et se réadaptent, qu’ils changent de discours, d’axe et de positionnement, ils jaugent et observent les autres candidats. Il y a aussi un thème commun à beaucoup de candidats qui est «je suis protecteur de toutes les libertés». C’est un thème qu’Ahmed Néjib Chebbi avait utilisé en premier et qui a été par la suite repris par Moncef Marzouki qui se l’est approprié, ensuite Mostapha Ben Jâafer l’a également utilisé. Une campagne électorale est une partie d’échecs et le citoyen observateur ne le remarque pas, mais les politiques adaptent leurs stratégies et leur discours selon les sondages. À titre d’exemple, Béji Caïd Essebsi, absent toute la semaine dernière, revient avec une messe à la Kobba, les sondages auraient signalé un danger. Nous, citoyens ordinaires, nous pouvons deviner les résultats des sondages à partir des discours, expressions, mimiques, changements et agissements des politiques. Le discours politique au départ et la direction de la campagne sont élaborés au partir d’un positionnement, après on met en avant un thème et en veilleuse un autre thème.

Sur quoi se basent les discours politiques des candidats ?

La Tunisie, par rapport à d’autres pays arabes et même occidentaux, a une spécificité qui est l’homogénéité de la société à majorité arabe sunnite. Donc il n’y a pas beaucoup d’éléments pour que les politiques jouent sur les différences dans un pays. Il existe chez nous beaucoup de valeurs communes et Mitterrand avait dit «on peut être de gauche ou de droite, on gouverne au centre». Les politiques ont besoin de brasser large, surtout qu’en Tunisie on a ce qu’on appelle le common ground, les politiques sont alors obligés de sortir de leur camp idéologique. Moncef Marzouki par exemple n’a pas changé de discours, il est toujours laïc, son discours relève de la tactique, pour lui la fin justifie les moyens et l’essentiel est de mobiliser toutes les voix possibles et imaginables. La campagne de Marzouki n’est pas seulement son œuvre, c’est l’œuvre de beaucoup de camps idéologiques qui s’y identifient et ont des intérêts en commun : Marzouki se qualifie au second tour et eux trouvent en lui l’adversaire typique de Béji Caïd Essebsi. Marzouki joue sur la Tunisie profonde, révolutionnaire à la manière des sans-culottes de la révolution française et la Tunisie populaire, il se présente comme l’alternative, contrairement à Béji Caïd Essebsi qui incarnerait l’ancien régime, la Tunisie citadine, bourgeoise et occidentalisée.

Béji Caïd Essebsi puise dans le registre bourguibiste qui pourrait être une arme à double tranchant et représenter le passé.

Je pense et j’insiste sur le fait que le choix de Béji Caïd Essebsi est un choix délibéré en sachant que sa cible est les personnes âgées de cinquante ans et plus. La répartition des votes des législatives ont montré que Nidaa Tounes a capté les voix des 50 ans ou plus, tandis que 70% des femmes ont voté pour le parti présidé par Slim Riahi, l’UPL.

Moncef Marzouki joue toujours sur l’alternative, il voudrait l’incarner à tout et en tout. Le revers de la médaille est la folklorisation et la dérision.

Le discours de Slim Riahi renvoie au «triomphe» ou à la réussite et à la victoire réalisée avec les résultats surprenants de l’ULP qui s’est classé troisième. Il existe en Tunisie, depuis trois ans, une profonde dépolitisation et un rejet de la classe politique. Les gens ne croient plus en la classe politique et à la nouvelle élite politique, ni qu’ils soient capables de changer leur vie. Slim Riahi représente un personnage atypique, il use d’un discours utilitariste qui caractérise la dépolitisation. Il dit aux Tunisiens «je suis venu vous apporter des solutions pratiques» et il promet d’être le président qui ne parlera pas d’idéologie. Il présente la Tunisie comme une «entreprise» et lui, comme le président manager. Le revers de la médaille d’un tel discours est qu’il a en face de lui des vieux routiers de la politique avec des positionnements idéologiques clairs. Son positionnement pragmatique peut ne pas réussir dans un climat idéologique bipolarisé où il existe «êtes-vous contre ou pour Ennahdha» ou «êtes-vous pour ou contre Nidaa» ?

Dans une campagne, les gens aiment les duels. Une campagne est comme un match et le seul duel qui mérite d’être appelé ainsi est Béji Caïd Essebsi et Moncef Marzouki. Il s’agit d’une partie spectaculaire. Ils sont les deux seuls candidats capables de présenter un spectacle et on l’a vu lors du meeting de Moncef Marzouki à Sfax et de Béji Caïd Essebsi à Tunis.

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