Salem Esch-Chadely (1896-1954): Pourfendeur de la psychiatrie coloniale

Par Aissa Baccouche

En cette matinée, nimbée de nuages nourriciers, du dimanche 14 décembre 1924, nous avons vécu au sous-sol d’une grande librairie de la place, un moment d’enchantement.

Le magicien des mots, Si Abdelaziz Kacem présentait en effet le dernier ouvrage du guérisseur des maux, le docteur Essedik Jeddi, psychiatre de son état, consacré à son illustre prédécesseur, Salem Esch-Chadely.

Ce dernier, un personnage de roman, né à Monastir le 04 Août 1896, diplômé, de la faculté de médecine de Paris, et ancien interne de l’hôpital Sainte Anne, est le premier psychiatre tunisien.

Il aurait pu se suffire de cette position. Mais non, cela ne remplissait pas une vie, si courte fût-elle.

C’est un autre illustre monastirien qui, depuis son exil à l’île de la Galite, harangua les fondateurs de l’UGET – mes ainés-réunis à Paris le 09 Juillet 1953 : « Seul le militantisme donne un sens à la vie ».

Dr Esch-Chadely, contemporain du père de l’indépendance, n’attendit pas ce sermon pour tisser la toile de son combat pour sa patrie. Déjà jeune étudiant, au quartier latin, il ne put contenir sa rage devant les exactions des prépondérants dans son pays, occupé et martyrisé.

Il se lia avec l’un des pionniers du mouvement des jeunes tunisiens, Mohammed Bach Hamba (1881-1920) à qui, il rendait visite dans son fief en Suisse. Il établit également des contacts avec le fondateur du Destour, Abdelaziz Thaalbi (1876-1944) ainsi que le leader Libano-syrien Chekib Arselen (1869-1946)

Lorsque le président américain Wilson annonça le 26 Janvier 1921 dans un discours mémorable les 14 points devant servir de base à un traité de paix et notamment le point relatif à l’auto-détermination des peuples, Salem Esch-Chadely réagit en lui envoyant une lettre revendiquant le droit des nord-africains à l’émancipation. Cette requête constitue le prologue d’un long combat non seulement contre le fait colonial mais aussi contre le prérequis « scientifique » qui le légitime.

On avait l’habitude de faire figurer le colonialisme par le triptyque : le colon, le gendarme et l’instituteur. Or voici que, grâce à l’apport du Dr Jeddi, apparait un autre agent actif : l’homme de science. Pas tous les hommes de sciences, bien sûr, mais il s’agit en l’occurrence de l’homme de science qui se met au service de l’homme de pouvoir. Et de relater l’une des reportées de la pièce célèbre de Giraudoux (1882-1944), « la guerre de Troie n’aura pas lieu », réparties lorsque Hector, représentant de l’ordre du pouvoir interpelle l’expert Buziris : « Je t’emprie, Buzinis, aidez-nous », et l’homme de science imperturbable de répondre « je ne peux vous donner qu’une aide, la vérité ! »

Ce ne fut guère le cas de l’impétueux Antoine Porot (1876-1965) médecin à Tunis puis titulaire de la chaire de psychiatrie à la Faculté d’Alger, qui dès 1918 « développa une pratique psychiatrique doublée d’une théorisation séparant le champ d’une psychiatrie pour les français et celui d’une psychiatrie pour les « indigènes » dont il dénonce le puérilisme mental et leur impulsivité constitutionnelle » p. 27.

Une telle vision de la psychiatrie, écrit Essedik Jeddi, si imprégnée d’idéologie coloniale semble en fait se constituer pour mettre la science au service du colonialisme.

Porot, l’effronté, fera école au sens propre comme au sens figuré. Il y aura bien l’école d’Alger. Il y aura également la soutenance en1926 d’une thèse sur « l’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien » présentée par un médecin – en herbe – nommé Don Come Arii.

Cette thèse, commente Essedik Jeddi, a été jugée scientifique et donc soutenable par le jury présidé par Antoine Porot. Il en fut plus tard l’inverse pour Fractz Fanon (1925-1961) qui voulant présenter sa thèse, « Peau noire et masques blancs » à la faculté de Lyon, se vit opposer un véto. Il dut se replier sur un autre sujet.

A l’instigation de Salem Esch-Chadely, la thèse d’Arrii dut entrainer la mobilisation à Paris des étudiants nord-africains. C’est ainsi que germa l’idée de créer une association qui les regrouperait pour combattre. Cette dérivée scientifique du pays de Louis Pasteur (1822-1893) créateur de la microbiologie et secrétaire perpétuel de l’académie des sciences.

Ainsi, naquit le 11 décembre 1927 l’AEMNA dont voici la composition du premier bureau : Président : Salem Esch-Chadely, secrétaire général : Ahmed Ben Miled, membres Ahmed Bellafrej – Mohammed Laarabi, Mohamed El Fassi, Mohamed El Ouezzeou, et Amor Laajim :

L’assemblée constitutive la fut présidée par Farhat Abbès

Quelques temps après en création de AEMNA, le résident général en Tunisie, Lucien Saint, convoque la famille de Salem et l’incite à intervenir pour que cet étudiant cesse toute activité politique. D’ailleurs la police ne tarda pas à convoquer cet « élément perturbateur » pour le mettre en garde sous peine de recouvrir à son expulsion du territoire français.

Cette admonestation ne le branla point. En rentrant à Tunis en 1934, Esch-Chadely continuera le combat. D’abord pour l’intégration dans l’institué en charge des malades mentaux. Il le fit, face à l’opposition des maîtres des céans, presque par effraction. Mais une fois là-dedans, bonjour les ennuis ! Ce furent ensuite les évènements de Zermedine des 13 et 14 juin 1946, si éloquemment narrés par l’homme de lettres Si Abdelaziz Kacem devant un auditoire attentif, qui sonnèrent le glas de l’aventure chevaleresque du Dr Esch-Chadely. En refusant de disculper, dans son rapport d’expertise, les douze gendarmes français auteurs d’actes effroyables sur une population féminine sans défense en riposte à la hardiesse de quatre jeunes « fellorgas » qui ont défié le pouvoir colonial.

La décision d’évincer le récalcitrant est prise alors à Tunis « si ce n’est, à Paris écrit sa fille Halé dans son livre – « de l’ombre à la lumière » – cité par Dr Jeddi.

C’est ainsi qu’il sera suspendu de ses fonctions à l’hôpital de la Manouba à compter du 1er août 1948.

L’ordre des médecins, sous la férule du Dr Henry Bouqet élève du Dr Porot, emboitera le pas en radiant ce souffre – douleur le 11 Mai 1949.

Ainsi, écrit Dr Jeddi « la boucle est bouclée ! Le psychiatre indigène qui a osé pourfendre la psychiatre coloniale pratiquée par Antoine Porot est enfin châtié »

« Ce médecin de l’âme » comme le qualifia Kmar Bendana dans un article paru dans le n° 1435 de Réalités en date du 27 Juin 2013, a rendu la sienne le 10 Juin 1954.

Dans sa préface de l’hommage rendu au docteur Esch-Chadely par l’un de ses illustres disciples, Gilles Bibeau, professeur d’anthropologie à l’Université de Montréal écrit que « ce livre est courageux » Moi, qui connais l’auteur depuis les années de braise c’est à dire les « sixties » je puis témoigner que cela ne m’étonne guère. L’ami Essedik a toujours été un combattant pour la liberté. Il a épousé toutes les causes de libération et principalement celle du vaillant peuple de Palestine. Il s’y était même rendu tout près du champ de cette bataille qui perdure encore.

Par son approche qui rejoint celle d’Edward Said (1935-2003) contempteur de l’orientalisme, il entreprend une œuvre salvatrice qui consiste à retisser les fils épars et disparates de l’époque coloniale qui, selon l’expression chère au sociologue Jacques Berque (1910-1995), resté encore « sous-analysée ».

La recherche de la vérité n’est-elle pas, in fine, une catharsis ?

Related posts

Le danger et la désinvolture 

Changer de paradigmes

El Amra et Jebeniana